La terreur paralyse et réduit au silence, Lucile Mons
La terreur paralyse et réduit au silence. Dans la terreur, on n’articule plus un mot. C’est l’enfant qui se tait face au parent, face au maître. La terreur est toujours corrélative d’une domination dans le langage, d’une police voire d’une suspension de la parole. Il y a, dans cette fin de campagne, une forme de terreur linguistique.Ces derniers jours, des mots ont été employés pour réduire au silence. Car oui bien sûr, faire de la politique, c’est parler. Mais il y a alors plusieurs manières de parler.
Utiliser le langage comme un miroir aux alouettes, une arme de séduction, un moyen de domination. C’est le langage du pouvoir qui ne tend qu’à se maintenir. C’est une parole qui va du haut vers le bas, de celui qui sait à celui qui ne sait pas et doit être guidé. C’est une parole sans dialogue car elle ne permet pas de réponse. C’est une parole qui n’ouvre à rien. Puis il y a une autre parole politique : la parole échangée. La parole imaginant un autre monde, une autre société, d’autres manières de vivre, de penser, de manger, de cultiver la terre, de produire, d’acheter, de jouir. Alors, faire de la politique, c’est l’affaire de chacune et de chacun. Cette parole-là ouvre à l’incertitude car on ne sait jamais bien quels seront ses effets sur le réel. Et si, ce qu’on disait, on le faisait ?
C’est là que les embrouilles commencent : les « sans-dents », les « assistés », voilà qu’ils voudraient se mettre à parler. Mais, dans « nos démocraties », on ne peut pas les faire taire. Il faut alors annuler les possibilités ouvertes par la parole sans interdire de parler : réduire notre parole au bla-bla, au babil, au bégaiement. Mobiliser le discours de façon à neutraliser la parole.
Depuis quelques jours, depuis que la France insoumise semble prendre un élan sérieux, ce sont différents discours qui se rejoignent pour nous protéger, nous les enfants, les ignorants, du « risque » Mélenchon. C’est le discours mesuré de la raison, de la nécessité, qui s’oppose aux passions. C’est un discours qui, en fait, n’aime pas le risque tout en le promouvant (il faut « prendre des risques » et « sortir de sa zone de confort »). Ce sont les pères, les maîtres, qui prennent la parole pour nous avertir d’un danger.
Ce discours politicien n’a pas d’autre but que de suspendre un authentique exercice politique de la parole avec toute l’incertitude qu’il comporte. L’outil, c’est la terreur linguistique et symbolique à défaut de pouvoir être une violence physique.
L’envol de Jean-Luc Mélenchon et de ses partisans « inquiète ». C’est sain, l’inquiétude, ça remue et ça empêche de dormir. « Inquiète », mais qui ? Attention, attention à ce que nous allons dire. Car si nous répondons : « le pouvoir en place », nous serons qualifiés de « conspirationnistes », et peut-être même de « populistes »… Pourtant, faisons la liste de ceux qui ont pris la parole ces derniers jours : François Hollande (« Moi, ce que j’ai voulu faire, face à tous ces délires, c’est faire prévaloir la raison […] Il y a un péril face aux simplifications, face aux falsifications, qui fait que l’on regarde le spectacle du tribun plutôt que le contenu de son texte. ») ; Pierre Gattaz (« Je regarde les programmes économiques. Et celui de Marine Le Pen est dangereux. Mais il n’y a pas qu’elle : voter Mélenchon, Le Pen, Hamon, c’est ruine, désespoir et désolation, pauvreté généralisée ») ; Laurent Berger (« vision assez totalitaire » de Jean-Luc Mélenchon) ; Bernard-Henri Lévy (« #Mélenchon, à #Marseille, brandissant le spectre de « la guerre ». Quelle guerre? Jouer sur les peurs. Hysterisation de la politique. Moche. » mais sur Macron : « La sortie, par le haut, du populisme »). Les marchés, eux aussi, ont parlé car ils ont « tremblé ». Les informations nous l’ont bien dit. Les journalistes parlent du « risque » Mélenchon plutôt que de « chance », de « possibilité ». Faut-il vraiment être « conspirationniste » pour constater que ces discours ne sont que celui d’un pouvoir qui voudrait se conserver ? Quant à « populiste », il faudra bien s’entendre sur ce que ça veut dire. Pour le moment, tout le monde l’est, tour à tour.
Faire surgir ces mots de « péril », de « totalitarisme », c’est faire surgir dans le discours politique une charge symbolique qui suspend toute réponse. C’est faire surgir l’apparence d’un réel face auquel la contingence politique ne semble plus légitime. C’est faire surgir la nécessité et l’urgence. C’est la suspension de toute délibération, de toute discussion. C’est le mécanisme de l’état d’urgence continué dans la parole, l’état d’urgence qui n’est pas et n’a jamais été une situation d’exception mais au contraire la normalisation d’un rapport au politique déjà existant. Rappelons-nous de la façon dont les mesures de l’état d’urgence ont été invoquées et utilisées à de nombreuses reprises pour empêcher les manifestations contre la loi-Travail, et contre Nuit Debout lorsque ce mouvement fondé sur la parole a commencé à « inquiéter ».
Pourquoi est-ce à Jean-Luc Mélenchon que ce discours s’adresse ? Il est vrai que Benoît Hamon y a eu droit un peu aussi, au tout début. Mais il semble maintenant inoffensif. Philippe Poutou, lui, a eu droit aux louanges des commentateurs politiques, après son très juste et très beau « On n’a pas d’immunité ouvrière » : ce fut un « vent de fraîcheur » permettant de « bousculer » ce vieil exercice du débat électoral. Les mécanismes à l’oeuvre sont si grossiers que l’on pourrait en rire si on n’était pas très en colère : la pluralité de la parole n’est louée que lorsqu’elle ne menace pas et qu’elle devient l’alibi d’une parole inerte. On aime bien les épouvantails, pas les hommes de chair et d’os, pas les mots qui peuvent changer la vie.
Il nous reste la colère qui fait parler, elle, et qui n’engourdit pas quand nous savons la dire. Et pour celles et ceux qui hésitent encore, que ces mots-là aient été dits par ces gens-là à l’égard de ce mouvement-là, la France insoumise, c’est simplement la preuve que c’est à cet endroit-là que nous pouvons espérer.
Lucile Mons