Le capital a-t-il une politique ?

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le_voilc3a0_le_mur_d27argent_-_charles_de_boussayLe « mur de l’argent » a longtemps été l’expression utilisée pour désigner la mobilisation des milieux d’affaires pour faire tomber des gouvernements.

Pendant la campagne présidentielle, une partie des médias a tenté de discréditer Jean-Luc Mélenchon  en le présentant comme le candidat de krach financier [Le «risque Mélenchon» ou le nouveau mur de l’argent]. L’élection d’Emmanuel Macron a démontré la capacité des milieux d’affaires à se mobiliser, financièrement, idéologiquement et médiatiquement, pour imposer leur champion dans le champ politique. Analysé par Jérôme Sainte-Marie comme le candidat de le « réunification de la bourgeoisie«  , cet épisode illustre la nécessité de s’interroger sur les liens existant entre le capital et le pouvoir politique, d’abord par un détour de l’histoire, ensuite pour construire des réponses.

On peut, à gros traits, signaler trois temps

Karl Marx: la politique au prisme de la lutte des classes

L’un des premiers a interroger les formes d’action politique des milieux économiques est Karl Marx. Dans la brochure intitulée Les Luttes de classes en France – 1848 à 1850 (1850), il s’attache à expliquer les raisons de l’échec de la Révolution de 1848. C’est un des premiers textes où les événements politiques, les partis et leurs idéologies sont analysés à l’aide d’une grille d’analyse, celle du matérialisme historique.

Friedrich Engels en explique l’intérêt dans sa préface de 1895:

« Le présent ouvrage de Marx fut sa première tentative d’explication d’un fragment d’histoire contemporaine à l’aide de sa conception matérialiste et en partant des données économiques qu’impliquait la situation. Dans le Manifeste communiste, la théorie avait été employée pour faire une vaste esquisse de toute l’histoire moderne, dans les articles de Marx et de moi qu’avait publiés la Neue Rheinische Zeitung nous l’avions utilisée pour interpréter les événements politiques du moment. Ici, il s’agissait, par contre, de démontrer l’enchaînement interne des causes dans le cours d’un développement de plusieurs années qui fut pour toute l’Europe aussi critique que typique, c’est-à-dire dans l’esprit de l’auteur, de réduire les événements politiques aux effets de causes, en dernière analyse, économiques.

Dans l’appréciation d’événements et de suites d’événements empruntés à l’histoire quotidienne, on ne sera jamais en mesure de remonter jusqu’aux dernières causes économiques. Même aujourd’hui où la presse technique compétente fournit des matériaux si abondants, il sera encore impossible, même en Angleterre, de suivre jour par jour la marche de l’industrie et du commerce sur le marché mondial et les modifications survenues dans les méthodes de production, de façon à pouvoir, à n’importe quel moment, faire le bilan d’ensemble de ces facteurs infiniment complexes et toujours changeants, facteurs dont, la plupart du temps, les plus importants agissent, en outre, longtemps dans l’ombre avant de se manifester soudain violemment au grand jour. Une claire vision d’ensemble de l’histoire économique d’une période donnée n’est jamais possible sur le moment même; on ne peut l’acquérir qu’après coup, après avoir rassemblé et sélectionné les matériaux. La statistique est ici une ressource nécessaire et elle suit toujours en boitant. Pour l’histoire contemporaine en cours on ne sera donc que trop souvent contraint de considérer ce facteur, le plus décisif, comme constant, de traiter la situation économique que l’on trouve au début de la période étudiée comme donnée et invariable pour toute celle-ci ou de ne tenir compte que des modifications à cette situation qui résultent des événements, eux-mêmes évidents, et apparaissent donc clairement elles aussi. En conséquence la méthode matérialiste ne devra ici que trop souvent se borner à ramener les conflits politiques à des luttes d’intérêts entre les classes sociales et les fractions de classes existantes, impliquées par le développement économique, et à montrer que les divers partis politiques sont l’expression politique plus ou moins adéquate de ces mêmes classes et fractions de classes.

1924-1936-1981 : la gauche et le « mur d’argent »

HerriotEn France, sous la IIIe République, le « mur de l’argent » est attaché aux rares expériences de gouvernements de gauche, d’abord l’éphémère « Cartel des gauches » (1924-1925), puis le Front populaire.

Le Cartel des gauches est l’expérience fondatrice qui montre la puissance de la finance. Alors que les socialistes voulait réduire la dette par l’adoption d’un impôt sur le capital, et notamment sur les profits réalisés pendant la guerre, la droite et une partie des radicaux, ainsi que les milieux financiers, y sont très hostiles. Herriot a recours à de nombreuses avances auprès de la Banque de France, qui est encore entre les mains d’intérêts privés (les « 200 familles »). La paralysie financière provoque dès lors la chute de son gouvernement en avril 1925. Herriot lancera alors la célèbre formule de « mur d’argent » pour désigner la puissance de la « haute finance ».

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« Il est vrai que, pour toutes sortes de raisons, des formes nouvelles du capitalisme sont apparues, et des formes qui prennent (…) un caractère de plus en plus dictatorial ; il est vrai que l’extrême concentration des entreprises industrielles, que l’introduction, corrélative à cette concentration, de nouvelles méthodes industrielles, que la création et le développement, par-dessus la concentration industrielle, de (…) la superconcentration bancaire, il est vrai que tout cela a donné au capitalisme nouveau une forme nouvelle, et que ce capitalisme impose maintenant sa dictature même aux Etats, même aux institutions politiques, et que nous le voyons commettre chaque jour de nouvelles usurpations de souveraineté. »
Léon Blum, congrès extraordinaire de la Section française de l’Internationale ouvrière (SFIO), 26-27 décembre 1927.

« Deux cents familles sont maîtresses de l’économie française et, en fait, de la politique française. Ce sont des forces qu’un Etat démocratique ne devrait pas tolérer, que Richelieu n’eût pas toléré dans le royaume de France. L’influence des deux cents familles pèse sur le système fiscal, sur les transports, sur le crédit. Les deux cents familles placent au pouvoir leurs délégués. Elles interviennent sur l’opinion publique, car elles contrôlent la presse. »
Edouard Daladier, congrès du Parti radical, 28 octobre 1934.

« Le véritable ennemi, j’allais dire le seul, parce que tout passe par chez lui, le véritable ennemi si l’on est bien sur le terrain de la rupture initiale, des structures économiques, c’est celui qui tient les clés… c’est celui qui est installé sur ce terrain- là, c’est celui qu’il faut déloger… c’est le Monopole ! terme extensif… pour signifier toutes les puissances de l’argent, l’argent qui corrompt, l’argent qui achète, l’argent qui écrase, l’argent qui tue, l’argent qui ruine, et l’argent qui pourrit jusqu’à la conscience des hommes ! »
François Mitterrand, congrès d’Epinay, 13 juin 1971.

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Fascisme et grand capital

Une troisième manière de poser la question des rapports entre capital et politique renvoie à Daniel Guérin (1904-1988), une des grandes figures du mouvement libertaire, qui en 1936, publie Fascisme et grand capital (Gallimard). Ce livre pionnier sur le fascisme fait partie des classiques. L’historien Johann Chapoutot interrogera la relation entre fascisme et grand capital dans l’Allemagne nazie.

ob_904c08_ob-20afe4-daniel-guerinThéoricien révolutionnaire et historien, prisonnier en Allemagne en 1940, anticolonialiste et défenseur du droit des femmes et des homosexuels, Guérin est un personnage atypique [Daniel Guérin, à la croisée des luttes]. Son oeuvre s’est attachée à faire dialoguer deux courants divisés par l’histoire, l’anarchisme et le marxisme.

L’élection d’Emmanuel Macron a démontré la capacité des milieux d’affaires à se mobiliser, financièrement, idéologiquement et médiatiquement, pour imposer leur champion dans le champ politique. Analysé par Jérôme Sainte-Marie comme le candidat de le « réunification de la bourgeoisie«  , cet épisode illustre la nécessité de s’interroger sur les liens existant entre le capital et le pouvoir politique, d’abord par un détour de l’histoire, ensuite pour construire des réponses.

A lire : un extrait de « Fascisme et grand capital » de Daniel Guérin.

Lire la préface de 1945:

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51fjkact2bal-_sx314_bo1204203200_Guérin est aussi un historien de la Révolution française. La lutte de classes sous la Première République : bourgeois et « bras nus » (1793-1797) [vol. 1 et 2, Paris, Gallimard, coll. « La Suite des temps » (no 16), 1946], a connu plusieurs rééditions:
Nouvelle édition revue et augmentée : La lutte de classes sous la Première République (1793-1797), vol. 1 et 2, Paris, Gallimard, coll. « La Suite des temps », 1968, 571+608 p.
Édition abrégée : Bourgeois et bras-nus : guerre sociale durant la Révolution française, 1793-1795, Paris, Libertalia, 2013, 443 p.

Dans cet ouvrage, Guérin analyse le « mécanisme dialectique »  à l’oeuvre dans la Révolution.  Son approche dialectique porte sur le lien et les médiations entre un personnel politique de premier plan considéré comme bourgeois et des bras-nus assimilés principalement aux militants populaires des sections parisiennes.

@GHS18