Une histoire populaire de la France, Entretien avec G. Noiriel (LeMedia TV)
Julien Théry reçoit Gérard Noiriel, pour la première édition de La Grande H. Gérard Noiriel est l’un des principaux historiens des milieux ouvriers et de l’immigration en France depuis de la fin du XIXe siècle.
L’historien Julien Théry, qui anime La grande H., la nouvelle émission d’histoire du Média, a choisi pour la première émission de donner la parole à Gérard Noiriel, à l’occasion de la sortie de son nouveau livre : Une histoire populaire de la France du XIVe siècle à nos jours, aux éditions Agone. Une « histoire populaire », explique Gérard Noiriel, ça n’est pas seulement une histoire qui adopte le point de vue de ceux d’en bas. C’est plus largement l’histoire générale des relations de domination entre, d’un côté, les différentes groupes qui représentent les élites, et de l’autre les classes « populaires ». À la lumière de son travail d’historien de la société française, Gérard Noiriel aborde notamment les difficultés récentes de la gauche. Il revient en particulier sur la façon dont une partie des élites politiques s’efforce, depuis la fin du XIXe siècle en réalité, de substituer les questions identitaires et « raciales » à la question sociale.
« Histoire populaire de la France », Gérard Noiriel, Le Monde diplomatique, août 2018, pages 14 et 15.
Moyen Âge
Les adeptes de l’histoire monarchique se contentent le plus souvent de raconter l’histoire de la guerre de Cent Ans en n’évoquant que les rivalités entre familles régnantes. En réalité, cette longue période de violences collectives résulta aussi de la grave crise économique qui secoua l’Europe dès le début du XIVe siècle. Les historiens ont expliqué cette dépression par plusieurs facteurs. Selon Édouard Perroy, la crise de subsistance de 1314-1316 agit comme un détonateur (1). Elle provoqua un effondrement démographique, un rétrécissement de l’espace cultivé et un recul de l’activité industrielle. Des travaux plus récents ont montré que la prospérité de la période précédente avait eu pour effet d’intégrer les paysans au sein des circuits monétaires. Un grand nombre d’entre eux complétaient les ressources tirées de leur terre par un salaire obtenu en travaillant sur une autre exploitation ou en exerçant une activité artisanale, comme le filage et le tissage, qui étaient déjà répandus dans les campagnes du Nord et des Flandres. Ce développement des échanges les plaça dans une dépendance accrue à l’égard des marchés, et donc de la fluctuation des prix (2). Ce phénomène pourrait expliquer l’extension rapide de la crise économique dans une grande partie de l’Europe occidentale et le fait qu’elle ait affecté à la fois les paysans et le prolétariat urbain.
La récession ayant aussi réduit les ressources des seigneurs, ceux-ci réagirent en augmentant la pression fiscale, aggravant du même coup la misère paysanne. Ces facteurs économiques jouèrent un rôle déterminant dans les explosions de violence qui se multiplièrent sur tout le continent, et dont la guerre de Cent Ans fut l’expression la plus visible. La récession atteignit son paroxysme au moment de l’épouvantable épidémie de la peste noire. En cinq ans (1347-1352), le fléau provoqua plus de vingt-cinq millions de morts. On estime qu’un tiers de la population européenne disparut à ce moment-là. Le royaume de France, qui comptait seize millions d’habitants au début du XIIIe siècle, n’en comptait plus que douze millions un siècle plus tard. La crise toucha surtout l’économie rurale. Les revenus seigneuriaux chutèrent fortement, ce qui affecta le niveau de vie de la petite noblesse. Pour tenter de redresser leur situation, les propriétaires exploitèrent encore davantage la force de travail des paysans. Le XIIIe et le XIVe siècle furent donc marqués par une reprise en main de la gestion seigneuriale. Même si les situations pouvaient varier fortement d’une région à l’autre, on assista alors dans beaucoup d’endroits à un renforcement du servage. Ce fut le cas notamment sur les terres de l’abbaye de Saint-Claude – une grande seigneurie ecclésiastique située dans le Jura -, qui dépendait formellement du Saint Empire romain germanique (3). Les petites communautés paysannes qui s’étaient constituées pour défricher des forêts jusque-là inexploitées perdirent alors leur autonomie, et la société locale se reconstitua autour de deux statuts : le bourgeois et le serf.
Le refus de travailler, une offense faite à Dieu
La crise toucha essentiellement les campagnes, mais les villes ne furent pas épargnées. Non seulement leurs habitants furent directement affectés par les fléaux de l’époque, mais ils durent aussi faire face à un afflux énorme de migrants que la guerre, les épidémies et la faim avaient chassés des campagnes. L’une des conséquences majeures de cet envahissement des villes fut que la misère devint tout à coup beaucoup plus visible. Jusqu’au XIe siècle, la faiblesse du développement économique rendait endémique une pauvreté massive, mais qui ne préoccupait pas les élites. Dans les deux derniers siècles du Moyen Âge, les représentations de la misère se modifièrent profondément. La pauvreté cessa d’être perçue comme une affliction individuelle. Elle devint un fléau social et un délit. Comme le note Michel Mollat, « 30 à 40 % de « pauvres » dans une ville du XIVe siècle ou du début du XVe étaient plus pesants que 80 % dans les campagnes du Xe siècle (4) ». Comme souvent, le bouleversement des représentations se traduisit dans le langage. Le mot « bénéficence » (qui donna « bienfaisance » au XVIIIe siècle) s’imposa alors pour décrire la désacralisation de la miséricorde. Dans cette société urbaine organisée en corps, où chaque groupe se protégeait en créant ses propres frontières, l’irruption de tous ces vagabonds provoqua une crise profonde du système antérieur d’assistance aux pauvres. Les institutions religieuses créées dans les siècles précédents pour prendre en charge les miséreux furent rapidement débordées. Leur rôle déclina dès le milieu du XIVe siècle au profit des institutions urbaines. Celles-ci s’adaptèrent aux nouvelles exigences en pratiquant une sélection fondée sur la domiciliation. En imposant aux indigents des marques distinctives (jetons, plaquettes de plomb, croix cousues sur la manche et la poitrine, etc.), les agents de cette politique d’assistance inventèrent des formes embryonnaires d’identification des ayants droit. Dans le même temps, cette rationalisation aboutit à définir plus précisément la notion d’« indigence » en opérant une distinction fondée sur le critère de l’aptitude au travail.
Au milieu du XIVe siècle apparut en effet un nouveau profil d’indigent. La séparation de plus en plus rigoureuse entre les bons et les mauvais pauvres aboutit à rejeter le vagabond valide dans la catégorie des criminels. L’augmentation du nombre de mendiants valides suscita partout des réactions visant à les mettre au pas. Le refus de travailler fut présenté comme une offense faite à Dieu qu’un bon chrétien devait absolument réprimer. Dans toute l’Europe, les mesures se multiplièrent pour endiguer ce fléau. Les autorités invitèrent l’Église à ne plus faire l’aumône aux « gens sains de corps et de membres ». Ainsi naquit la police des pauvres.
En 1351, Jean II, dit « le Bon », prit la première ordonnance du royaume de France visant ceux qui « se tiennent oyseux par la ville de Paris ». Il interdit aux ouvriers de fréquenter les tavernes les jours ouvrables et de quitter leur atelier pour chercher un meilleur salaire. En 1367, une nouvelle ordonnance royale obligea les chômeurs à réparer les fossés, sous peine d’être fouettés. Le texte est très clair, bien qu’il soit écrit en ancien français : « Et se apres lesdits trois jours sont trouvez oyseux ou jouans aux dez ou mendiants, ilz seront prins et mis en prison et mis au pain et a l’eaue; et ainsi tenuz par l’espace de quatre jours, et quand ilz auront esté delivrez de ladite prison, se ilz sont trouvez oyseux ou se ilz n’ont bien dont ilz puissent avoir leur vie, ou se ilz n’ont adveu de personnes souffisans, sans fraude a qui ilz facent besongnes ou qu’ilz servent, ilz seront mis au pilory et la tierce foiz ilz seront signez au front d’un fer chault et bannis desdits lieux (5). »
Cette ordonnance montre bien le rôle majeur de la contrainte dans le règlement de la question sociale. « Le système judiciaire et l’appareil policier sont, avant tout, dirigés contre les échelons inférieurs de la hiérarchie sociale », souligne Bronislaw Geremek (6). Il faut toutefois préciser que les forces de l’ordre étaient à cette époque encore embryonnaires et ne formaient pas un corps détaché de la société. À Paris, les effectifs de police étaient composés de 220 sergents, recrutés dans le milieu des artisans, auxquels s’ajoutaient les gardes personnels du prévôt, secondés par la garde royale. Néanmoins, la férocité de la répression fait frémir. Geremek estime que les plus pauvres furent alors placés « dans une situation terrifiante » : oreille coupée, femme enterrée vivante pour avoir volé son maître, etc. Les mesures réprimant le vagabondage furent systématisées par le parlement de Paris en 1473. Toute une hiérarchie de peines allant de la marque au fer rouge jusqu’au bannissement fut alors établie. (…)
Époque moderne
Paris comptait, au XVIIIe siècle, près de cinq cents établissements scolaires : chantreries, écoles paroissiales, pensions, fréquentées par la quasi-totalité des garçons des familles domiciliées et par une forte proportion de filles. L’enseignement secondaire connut lui aussi un fort développement grâce à la multiplication des collèges tenus par des ordres religieux, surtout les jésuites. Des établissements tournés vers l’enseignement technique virent également le jour, comme l’école de dessin pour les apprentis de la manufacture des Gobelins, créée en 1737, et, à un niveau plus élevé, l’École des ponts et chaussées, inaugurée dix ans plus tard pour former les techniciens et les ingénieurs.
Des espions pour mesurer l’état de l’opinion
L’étude des inventaires après décès a confirmé ces progrès de l’instruction dans les classes populaires de la capitale. La proportion des défunts possédant des ouvrages s’accrut fortement au cours du XVIIIe siècle, surtout dans le milieu des artisans-commerçants, mais aussi chez les domestiques (7). La quantité de livres fabriqués dans les imprimeries du royaume quadrupla au cours de la même période. Les journaux et les revues se multiplièrent, leur parution devint plus régulière, le nombre des abonnés ne cessa d’augmenter. Les cabinets de lecture, au service de ceux qui n’avaient pas les moyens d’acheter des livres, poussèrent comme des champignons dans toutes les grandes villes. Dans les campagnes, la diffusion des almanachs par les réseaux de colporteurs connut elle aussi une croissance exponentielle : plus de 1 700 titres ont été recensés pour la période 1700-1789. (…)
Comme l’a noté Roger Chartier, il est très difficile de mesurer avec précision l’impact qu’ont pu avoir les écrits des philosophes des Lumières dans la mise en mouvement des classes populaires (8). Même la petite avant-garde des artisans qui étaient capables de tenir la plume, Jacques-Louis Ménétra, par exemple, même ceux-là avouèrent dans leurs autobiographies qu’ils n’avaient jamais vraiment lu les livres de Voltaire ou de Jean-Jacques Rousseau. La diffusion des idées nouvelles se fit grâce à des intermédiaires qui vivaient quotidiennement au contact du petit peuple.
Étant donné le rôle essentiel que jouait encore la religion, il n’est pas surprenant que la pensée subversive se soit d’abord diffusée par ce canal. La révocation de l’édit de Nantes en 1685 et la répression de l’Église protestante ne mirent pas fin aux dissidences, même au sein de l’Église de France. Sous le règne de Louis XIV, le jansénisme, un courant hostile à la ligne officielle du Vatican, se développa dans une petite élite intellectuelle, dont l’un des principaux foyers était l’abbaye cistercienne de Port-Royal. Malgré la destruction de cette abbaye par Louis XIV et malgré la condamnation du mouvement par le pape, le jansénisme continua à se répandre. Alors que ses revendications étaient uniquement religieuses au départ, la répression poussa ses adeptes à politiser leurs écrits en défendant une sorte de république chrétienne rassemblant tous les fidèles contre le pouvoir des chefs. En 1728, le cardinal André Hercule de Fleury, premier ministre de fait du jeune Louis XV, lança une grande offensive contre les jansénistes. La répression fut particulièrement sévère à Paris, car la majorité des curés s’étaient ralliés à leur cause. Cependant, comme cela a souvent été le cas dans l’histoire, les victimes de ces persécutions devinrent des héros aux yeux du petit peuple. Un curé de la capitale, mort en 1727 dans la pauvreté sans avoir renié ses convictions, fut érigé en martyr. Sa tombe devint un haut lieu de pèlerinage et de ferveur mystique. Les jansénistes mirent à profit cet engouement populaire en fondant une gazette, Nouvelles ecclésiastiques, qui fut le premier journal à accorder une véritable place à la parole populaire : pour la première fois, l’homme du peuple fut détaché de la foule anonyme (9).
Outre les hommes d’Église, les agents de police exercèrent un rôle pionnier dans la familiarisation des classes populaires avec l’écrit. Au XVIIIe siècle furent mises en place des techniques d’identification fondées sur les « papiers », témoignant d’une rationalisation des services de surveillance. La création d’un corps d’inspecteurs chapeautant les commissaires fut complétée par la multiplication des espions, appelés « mouches », répartis dans tous les quartiers de la ville pour mesurer l’état de l’opinion.
L’étoffement de l’appareil policier placé directement sous la coupe du pouvoir central permit de faire converger une multitude d’informations concernant les comportements des habitants. Le flot et le flux des paroles populaires furent ainsi saisis par l’écriture, ce qui en changea profondément la nature. Des propos éphémères, disparates, nés dans l’espace privé, furent constitués en parole publique. La population parisienne dut s’adapter à cette proximité inédite et secrète des forces policières. Pour échapper à la censure, elle inventa des moyens nouveaux, comme les « nouvelles à la main », qui jouèrent un grand rôle dans la diffusion des propos critiquant le pouvoir. Ces petites informations données à l’état brut sur des feuilles volantes manuscrites, rédigées sous le manteau, concurrencèrent les journaux officiels. Elles donnaient des nouvelles de la cour, prétendaient révéler des secrets, répandaient des faits divers, fournissaient des informations sur les spectacles et les livres. Elles n’étaient pas destinées au petit peuple, mais elles s’appuyaient sur des informateurs souvent issus du peuple, notamment les domestiques des grandes maisons. Leur clientèle appartenait à l’élite de la société, car l’abonnement coûtait cher. Cependant, ces petites nouvelles s’immiscèrent progressivement dans les récits populaires, contribuant à propager des rumeurs, dans un invérifiable mouvement du vrai et du faux.
Les murs de la ville devinrent un autre terrain majeur des luttes qui opposaient les élites pour le contrôle de l’opinion populaire. Malgré la diffusion croissante des livres, des journaux et des almanachs, le petit peuple parisien prenait surtout connaissance des informations officielles grâce aux affiches royales, parlementaires, municipales ou ecclésiastiques. La critique de cette parole dominante s’exprimait également à travers les nombreux placards collés sur les murs de Paris. Presque toujours mal orthographiés, ces petits textes anonymes participaient de l’ironie populaire en dénonçant les faillites et les manquements du pouvoir souverain. Pour Arlette Farge, ce processus contestataire se développa de façon autonome à partir des années 1760, reliant les paroles, les écrits, les placards. À Paris, tous ces facteurs convergèrent pour enclencher un processus d’émancipation des classes populaires.
Période contemporaine
L’année 1881 peut être considérée comme le moment fondateur de ce qu’on appelle encore aujourd’hui le « problème de l’immigration ». Le 17 juin, les troupes françaises qui avaient pris le contrôle de la Tunisie au détriment de l’Italie défilèrent triomphalement dans la ville de Marseille. Mais, lorsque l’hymne national retentit, la foule entendit des sifflets qui provenaient de l’immeuble où était installé un club d’Italiens. Le bâtiment fut pris d’assaut, et des rixes entre ouvriers transalpins et français éclatèrent, qui durèrent jusqu’au 20 juin et firent trois morts. Le retentissement national de cette affaire dite des « Vêpres marseillaises » ne peut pas s’expliquer uniquement par cette bouffée de violence. Sous le Second Empire, un grand nombre de Piémontais avaient émigré à Marseille, et les échauffourées avec les autochtones étaient monnaie courante. Une rapide recherche dans les dossiers de la préfecture des Bouches-du-Rhône confirme ce point. Les rapports de police signalent une progression constante de la criminalité dès les années 1850. En 1857-1858, par exemple, les affrontements entre ouvriers locaux et transalpins firent plusieurs morts. Dans son rapport au gouvernement, le préfet se contenta pourtant de noter : « Tous ces crimes ont créé une grande sensation dans la population, mais désormais tout est calme. » La violence populaire était perçue à l’époque comme une caractéristique des « classes dangereuses ». Les élites ne se sentaient pas directement concernées; c’est pourquoi la question n’était pas politisée et les différences de nationalité passaient inaperçues.
Lors du procès qui suivit les événements de juin 1881, il apparut que les émeutiers ayant agressé les Italiens étaient de jeunes nervis désoeuvrés. Néanmoins, ce n’était plus leur appartenance sociale qui primait désormais, mais leur appartenance nationale. La citoyenneté républicaine, qui venait tout juste de s’imposer, reposait en effet sur un principe d’identité entre gouvernants et gouvernés, ce qui créait un point commun entre les élites et les classes populaires. La démocratisation de l’espace public avait aussi eu pour effet de multiplier le nombre des experts qui s’exprimaient dans des revues réservées aux élites. Le plus représentatif de cette époque fut incontestablement Paul Leroy-Beaulieu, professeur à l’École libre des sciences politiques et au Collège de France, où il avait pris la succession de Michel Chevalier. Chef de file des économistes libéraux, chaud partisan de la colonisation, Leroy-Beaulieu publia plusieurs articles sur l’affaire de Marseille pour dénoncer les immigrés italiens « plus prêts à insulter le patriotisme national qu’à partager ses aspirations ». Il affirma également dans la Revue politique et littéraire que les ouvriers marseillais avaient exigé « l’expulsion en masse de tous les Italiens employés sur les mêmes chantiers ».
Le ministre de l’intérieur demanda au préfet des Bouches-du-Rhône une enquête, dont les conclusions invalidèrent le diagnostic de l’expert. La ville de Marseille comptait déjà à cette époque soixante mille Italiens, soit 16 % de sa population. Cependant, les relations entre les deux communautés étaient bonnes dans l’ensemble. Au lendemain des affrontements des 17-20 juin, les syndicats avaient même appelé à la solidarité entre ouvriers français et italiens. (…)
Fin de la libre circulation pour les immigrés
Malgré ce démenti officiel, le verdict de l’expert s’imposa. Leroy-Beaulieu n’avait pas éprouvé le besoin d’aller sur place pour se livrer à une véritable enquête. Il lui suffisait d’exploiter les ressources nouvelles qu’offrait la « fait-diversion » de l’actualité pour transformer des individus réels en personnages typiques. Sous sa plume, les quelques dizaines d’ouvriers qui avaient participé à ces rixes furent transformés en représentants de leurs communautés nationales respectives. Et le fait que des Italiens aient sifflé l’hymne national devint le signe irréfutable qu’ils n’aimaient pas la France. L’affaire prit une tournure diplomatique, car les nationalistes italiens qui militaient pour une alliance avec l’Allemagne s’emparèrent eux aussi de ce fait divers sanglant pour accuser la France.
Bien que l’enquête du préfet ait invalidé l’idée d’un antagonisme entre les ouvriers des deux pays, le gouvernement craignit d’être accusé de laxisme, au cas où un fait divers de ce type se reproduirait. Pour prouver qu’il prenait au sérieux le « problème de l’immigration », le pouvoir républicain se lança dans une vaste politique d’identification des étrangers présents sur le territoire national. Preuve que les élites ne s’étaient guère préoccupées jusque-là de la nationalité des classes populaires, les immigrants étrangers qui s’installaient en France ne faisaient l’objet d’aucun enregistrement. Le libéralisme avait été poussé à un tel degré que les travailleurs pouvaient circuler, habiter ou quitter le territoire national sans aucune contrainte administrative. Cette « lacune » fut révélée par le député radical de l’Ain Christophe Pradon, qui la présenta comme un scandale d’État.
Le malheur des ouvriers français fut alors attribué à l’envahissement invisible des étrangers. Une cinquantaine de projets de loi visant à taxer les travailleurs immigrés comme on taxait les marchandises furent déposés à la Chambre des députés au cours des décennies suivantes. Aucun d’entre eux n’aboutit, car ils étaient contraires aux traités de commerce que la France avait signés avec de nombreux pays. Néanmoins, cette contrainte fut contournée par un dispositif imposant aux ouvriers étrangers de se faire enregistrer dans la commune où ils travaillaient. En échange du paiement d’une taxe, le maire leur remettait un récépissé qu’ils devaient présenter lors des contrôles de police. Fixé dans un décret de 1888, ce dispositif fut confirmé par la loi de 1893 intitulée, ce n’est pas un hasard, loi sur la protection du travail national. Ce fut le point de départ de toute la politique ultérieure sur la carte de séjour des étrangers.
Note(s) :
(1) Édouard Perroy, « À l’origine d’une économie contractée : les crises du XIVe siècle », Annales, n° 4 Paris, 1949.
(2) Guy Bois, La Grande Dépression médiévale, XIVe-XVe siècles. Le précédent d’une crise systémique, Presses universitaires de France, coll. « Actuel Marx confrontation », Paris, 2000.
(3) Vincent Corriol, Les Serfs de Saint-Claude. Étude sur la condition servile au Moyen Âge, Presses universitaires de Rennes, 2010.
(4) Michel Mollat, Les Pauvres au Moyen Âge. Étude sociale, Hachette, coll. « Le temps et les hommes », Paris, 1978.
(5) Cité dans José Cubero, Histoire du vagabondage du Moyen Âge à nos jours, Imago, Paris, 1999.
(6) Bronislaw Geremek, Les Marginaux parisiens aux XIVe et XVe siècles, Flammarion, coll. « L’histoire vivante », Paris, 1976.
(7) Daniel Roche, Le Peuple de Paris. Essai sur la culture populaire au XVIIIe siècle, Aubier-Montaigne, coll. « Collection historique », Paris, 1981.
(8) Roger Chartier, Les Origines culturelles de la Révolution française, Seuil, coll. « L’univers historique », Paris, 1990.
(9) Arlette Farge, Dire et mal dire. L’opinion publique au XVIIIe siècle, Seuil, coll. « La librairie du XXIe siècle », Paris, 1992.