Sociologie des « gilets jaunes » (France culture)
Les premiers résultats d’une enquête de sociologues, politologues et géographes permettent de préciser le profil des « gilets jaunes ».
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C’est Le Monde qui les publie en pages Débats & analyses : âgés de 45 ans en moyenne, ils appartiennent aux classes populaires ou à la « petite » classe moyenne. La catégorie des employés est surreprésentée : 33% des participants et 45% des actifs présents, alors qu’ils sont 27% de la population active française. Les ouvriers ne comptent que pour 14% des « gilets jaunes ». Les artisans, commerçants et chefs d’entreprise sont également bien représentés : 10,5%, et 14% des actifs présents, contre 6,5% de la population active. Les cadres sont peu nombreux : à peine 5% des participants, 7% des actifs présents contre 18% au niveau national. Les inactifs forment le quart des participants au mouvement et pour l’essentiel ce sont des retraités. Autre particularité notable, la forte proportion de femmes, souvent issues des classes populaires et traditionnellement peu mobilisées politiquement. 25% de l’ensemble est diplômé du supérieur et 35% titulaire de BEP ou CAP. Des ménages aux revenus modestes : en dessous du revenu médian de près d’un tiers. 33% se déclarent apolitiques, les autres se situent à l’extrême gauche (15%), à l’extrême droite (5,4%), à gauche (42,6%) et à droite (12,7%). Pour presque la moitié d’entre eux c’est leur première mobilisation. Outre les revendications sur le pouvoir d’achat, et l’« accès à un standard de vie » incluant des loisirs « de plus en plus inaccessibles », ou encore la dénonciation de l’injustice fiscale, les « gilets jaunes » expriment « une exigence de respect et de reconnaissance » de la part du pouvoir politique, qui peut aller jusqu’à la demande de réformes institutionnelles. Conclusion des auteurs :
La diversité des rapports au politique et des préférences partisanes déclarées font des ronds-points et des péages des lieux de rencontre d’une France peu habituée à prendre les places publiques et la parole, mais aussi des lieux d’échange et de constructions de collectifs aux formes rarement vues dans les mobilisations.
Résonances
C’est pourquoi, dans les pages Débats & controverses de L’Humanité, l’anthropologue Bernard Kalaora reprend la notion de « résonnance », théorisée par Hartmut Rosa dans son dernier ouvrage Résonance : une sociologie de la relation au Monde (La Découverte). L’objet « gilet jaune », notamment, « est un moyen de reconnaissance mais aussi une façon de se sentir connecté et en résonance avec les autres », d’éprouver sa « capacité à atteindre et à faire bouger quelque chose et donc à agir sur le monde ».
Pauvres en monde ou dépourvus de monde, pour la plupart oubliés des politiques et des économistes, assignés à des espaces en déshérence, urbains ou ruraux, ils ont dans l’expérience de l’interaction née d’un tel processus, le sentiment d’être enfin au monde.
Et ce sentiment pourrait bien compter davantage que les résultats concrets, espérés ou obtenus. « Toucher en l’autre une corde vibrante et sensible » dans la froideur technocratique du monde désincarné de la politique néolibérale, la motion serait de nature à rencontrer le cœur du projet de l’écologie : renouer avec notre environnement.
Organisations alternatives
L’hebdomadaire Le un est consacré à « la révolte des oubliés ». Le géographe Jacques Lévy y pointe la contradiction de ceux qui souhaitent « voir augmenter le pouvoir d’achat en diminuant la taxation et la solidarité » mais qui « réclament aussi davantage d’État, attendant de lui plus de services ». Ce qu’il désigne comme « naïveté » pourrait aussi bien faire « leur force face aux professionnels de la politique dont la société française dans son ensemble a appris à se méfier. »
On pourrait imaginer sortir de cet épisode par le haut en accélérant la mise en place d’une démocratie interactive complétant la démocratie représentative par des dispositifs d’échange permanents.
Jacques Lévy tente de traduire le message paradoxal des « gilets jaunes » en évoquant les propos de Bertolt Brecht : « nous ne devons pas penser le futur à partir des bonnes vieilles choses, mais des nouveautés désagréables ». Du coup, « l’avènement d’une république démocratique animée par des citoyens libres et responsables est encore devant nous ». Dans Les Echos, en pages Idées & Débats, Héloïse Berkowitz analyse le mouvement en termes de théorie des organisations.
Pas de hiérarchie apparente, pas de règles pour guider l’action, pas de surveillance du respect de ces règles et pas de sanctions en cas de non-respect… Il s’agit de ce que des chercheurs suédois ont baptisé une organisation « partielle », reposant uniquement sur le critère d’appartenance, composée d’individus hétérogènes, seulement réunis autour du symbole du gilet jaune et du besoin partagé d’être vus.
La chercheuse au CNRS plaide pour la mise en place d’organisations alternatives, qui « pourraient alors dialoguer avec les syndicats et les politiques ». Et avec les ONG s’adresser au pouvoir. « Mais aussi, plus globalement, à la société française, soumise à des changements profonds – numérisation du travail, transition écologique… – sans gouvernance collective adaptée à leur complexité. »
Par Jacques Munier