Les Atterrés plaident pour « une grande bifurcation »
Débat vidéo avec Benjamin Coriat autour du livre des Atterrés « Changer d’avenir », pour l’émission « L’éco à contre-courant » organisée conjointement par Mediapart et les Économistes atterrés.
Extraits:
2. Un revenu de base inconditionnel est-il souhaitable ?
(…) La proposition d’instaurer un revenu de base inconditionnel et universel a refait surface et, il faut bien le constater, dispose désormais de nombreux avocats. Doit-on pour autant considérer qu’il s’agit là d’une option dont il faut favoriser la venue ? C’est ce que nous proposons de discuter ici.
L’idée d’un revenu inconditionnel est ancienne, souvent imputée à l’américain Thomas Paine, défenseur, dès le XVIIIe siècle, d’une forme de rente universelle. L’aggravation de la crise sociale, d’un côté, et la difficulté pour les dispositifs d’assurance sociale à colmater cette crise, et surtout à réinsérer les chômeurs et tous les exclus, de l’autre, ont donné une certaine visibilité à cette proposition de revenu ou d’allocation d’existence, dite aussi revenu de base inconditionnel ou encore revenu social garanti. Ses promoteurs se retrouvent sur les deux bords de l’échiquier idéologique et politique. Ils mettent souvent en avant des expériences qui peuvent difficilement être érigées en modèles généralisables. En Alaska, un fonds souverain verse un dividende pétrolier annuel à chaque résident du pays. Celui-ci se montait à 2 072 $ (1 552 €) en 2015, une somme inhabituellement élevée, mais insuffisante pour constituer un revenu d’existence – le revenu garanti par les minima sociaux en France est bien plus élevé. Les autres exemples cités ressemblent à des minima sociaux réservés aux chômeurs ou aux ménages pauvres. C’est le cas du «Mincome» expérimenté dans les années 1970 dans deux villes du Canada, ou des projets d’expérimentation en Finlande, dans des villes des Pays-Bas, ou des collectivités territoriales françaises (Nouvelle Aquitaine, Plaine Commune).
Malgré des différences importantes en ce qui concerne les modalités d’application, on retrouve plu- sieurs thèmes récurrents dans les diverses propositions évoquées en France ou dans d’autres pays. Ils concernent essentiellement la place du travail dans la société et son évolution, le financement de ce type de revenu et l’opposition entre libération et libéralisation du travail.
La place du travail dans la société et son évolution
Dans la situation où le chômage est très élevé et où le nombre d’emplois semble se réduire ou bien ne pas augmenter suffisamment pour absorber toute la population active, la plupart des théoriciens du revenu inconditionnel émettent plusieurs hypothèses : soit celle selon laquelle le travail serait fini, soit celle qui considère que l’objectif de plein emploi serait désormais définitivement inatteignable, ou enfin celle selon laquelle c’est le salariat protégé par des droits qui devrait disparaître sous les coups de la révolution numérique, de l’ubérisation et de l’auto-entrepreneuriat.
Cependant, rien ne permet à l’heure actuelle d’étayer cette thèse de manière indiscutable. D’une part, si la quantité de travail nécessaire pour produire chaque unité de marchandise tend à se réduire, au niveau global le nombre d’emplois ne diminue pas, ni en France, ni dans les pays voisins, encore moins au niveau mondial.
À l’intérieur de la population active, la part du travail salarié reste aux alentours de 90 %, même si la proportion de l’emploi non salarié est passée en France de 9 à 10,3 % de l’emploi total entre 2000 et 2014, et c’est à l’intérieur du travail indépendant que les formes nouvelles d’ubérisation et d’auto-entrepreneuriat prennent de l’ampleur. Très souvent, les partisans du revenu inconditionnel arguent que le travail dépasse l’emploi, mais c’est une fausse opposition entre les deux notions, parce que l’emploi n’est autre que la forme juridique et institutionnelle (salariée ou non) dans laquelle s’effectue le travail. La forme juridique de l’emploi peut changer, mais le travail comme activité humaine n’est pas près de disparaître.
D’autre part, il assez paradoxal d’invoquer la disparition prochaine du travail à cause de la robotisation et du numérique, alors que les gains de productivité du travail ont en moyenne considérablement diminué depuis plusieurs décennies, de même que les gains mesurés par la productivité globale des facteurs, censée évaluer le rôle du progrès technique et des institutions dans la croissance économique.
En réalité, beaucoup de théoriciens du revenu inconditionnel pensent qu’abandonner l’objectif de plein emploi n’est en soi pas dommageable, puisque, selon eux, le travail ne serait pas – ou ne serait plus – un facteur d’intégration dans la société et de reconnaissance sociale pour les individus. Bien que le thème de la fin de la « valeur travail » soit démenti par beaucoup d’enquêtes sociologiques, il reste présent dans les discours sur le revenu inconditionnel.
Derrière ces imprécisions, voire ces contradictions, il y a une incertitude sur la nature de la crise du capitalisme contemporain. Le travail et les emplois disparaissent-ils du fait de la révolution technique ? Nous pensons plutôt que le capitalisme est responsable du chômage parce que la circulation sans entraves des capitaux, la dérégulation du « marché » du travail et l’avidité des actionnaires ont permis que le travail et les droits des travailleurs servent de variable d’ajustement permanente pour maintenir le taux de profit.
Dans ce contexte, les théoriciens du capitalisme cognitif soutiennent que le revenu social garanti serait un revenu de type primaire – c’est-à-dire né de l’activité productive et non pas de la redistribution – parce que « le travail cognitif est une activité qui, quasiment par essence, se développe tant en amont, c’est-à-dire en dehors de l’horaire officiel de travail, que durant l’horaire officiel de travail en traversant l’ensemble des temps sociaux et de vie ». Nul ne niera l’importance du travail intellectuel et donc des connaissances emmagasinées par les travailleurs. Mais l’intégration de plus en plus grande des connaissances dans les processus productifs, qui, pour ces théoriciens, justifierait le revenu inconditionnel, n’infirme pas ce principe de l’économie politique : le concept de travail est élargi, mais reste au fondement de la production de valeur économique. Dès lors, la question de la nature du travail rencontre celle de l’origine des revenus monétaires ou de la valeur ajoutée dans l’économie, qui conditionne un financement éventuel du revenu de base.
Que serait le financement du revenu inconditionnel ?
La question du financement du revenu de base inconditionnel fut longtemps évitée par ses promoteurs. Aujourd’hui, ce n’est plus le cas, et plusieurs thèses se concurrencent ou s’entrecroisent.
Pour les uns, cohérents avec leur idée que la fin du travail et/ou du salariat est pour demain, il faut substituer au travail salarié l’«activité» libre, génératrice de richesse collective, justifiant le versement d’un revenu inconditionnel par la société. Or, cette proposition, en apparence très généreuse, se heurte à une contradiction. une activité productive d’utilité, de valeur d’usage, n’est pas automatiquement productive de valeur au sens économique, c’est-à-dire monétaire. Pour que cette transformation de l’une à l’autre s’effectue, il faut impérativement une validation sociale de l’activité, ce qui est incompatible avec la notion d’inconditionnalité. Et la validation venant de la société n’existe que sous deux formes : soit par le marché pour le travail produisant des marchandises, soit par décision politique pour le travail produisant des services non marchands. En d’autres termes, la société n’étant pas une simple somme d’individus, l’auto-validation d’une activité par l’individu la menant n’a strictement aucun sens. Il s’ensuit que, si la société décidait de créer un nouveau droit au revenu de base, il ne serait, par définition, en aucun cas un revenu de type primaire, car il impliquerait obligatoirement un nouveau transfert social.
Marc de Basquiat et Gaspard Koenig ont repris pour la France la proposition libérale d’impôt négatif de Friedman, qu’ils ont baptisée « Liber ». Dans ce projet de « revenu de liberté », chaque citoyen reçoit la différence entre le revenu de base, le Liber, et un impôt proportionnel sur le revenu, la libertaxe. Ces auteurs proposent de supprimer les minima sociaux, les bourses étudiantes et la prime pour l’activité, qui ne seraient plus nécessaires. Proches des minima sociaux actuellement servis (le RSA pour une personne seule est de 520 euros par mois), les montants annoncés pour le Liber sont de 470 euros par mois pour les adultes, 270 euros pour les jeunes de 14 à 18 ans et de 200 euros pour les jeunes de moins de 14 ans. L’ensemble serait financé en adoptant un impôt proportionnel de 23 % se substituant à l’impôt progressif sur le revenu et à tout impôt sur le patrimoine, et ne coûterait pas plus cher que la protection sociale actuelle. Mais le problème que ce revenu est censé résoudre reste entier, celui de la grande pauvreté, puisque, après redistribution, les personnes du décile de la population la plus pauvre ne recevraient, selon les calculs des auteurs, que 958 euros par mois, soit moins que le seuil de pauvreté à 60 % du revenu médian (1 000 €) et à peine un peu plus que le seuil à 50 % du revenu médian (833 €), alors que ce dis- positif bénéficiant aux pauvres comme aux plus riches mobiliserait au moins 350 milliards par an. Surtout, ce système profiterait aux plus riches qui paieraient moins d’impôts en passant à une imposition proportionnelle et non plus progressive, et en percevant le montant du Liber en plus de leurs revenus.
Les propositions dites de gauche sont plus incertaines : la Fondation Jean-Jaurès et le Mouvement français pour un revenu de base proposent de remplacer une partie des aides sociales actuelles par ce revenu.
Par exemple, Jean-Éric Hyafil, membre du MFRB, veut mettre en place un régime progressif de revenu de base du montant des actuels minima sociaux, et qui évolue- rait vers un revenu universel plus important. Le revenu de base rendrait inutile le contrôle des allocataires de minima sociaux. Mais la question du financement de ce revenu de base, au vu des sommes à mobiliser demeure. Baptiste Mylondo, membre du collectif « Pour un revenu social », ajouterait le revenu inconditionnel à toute la protection sociale actuelle, moins le RSA et les allocations familiales. Dans ce dernier cas, sur une base de 1 000 euros par mois, on arrive à doubler les sommes distribuées par la protection sociale: environ 1 350 milliards d’euros par an, qui correspondent à la totalité du revenu disponible des ménages en France. Comment justifier que tout le revenu disponible des ménages pourrait ainsi être socialisé ?
Paul Ariès avance une justification différente : « Nous proposons […] de reconnaître un droit à un revenu d’existence, véritable contrepartie de la reconnaissance du droit de chacun à l’existence, puisque nous héritons tous de la civilisation. » Si on peut accepter sans restriction l’idée que la réduction des inégalités passe largement par l’accès à des biens « gratuits » parce que leur coût est socialisé, en revanche, aucun revenu monétaire ne provient d’un prélèvement sur le patrimoine, car tous les revenus monétaires sont engendrés par l’activité courante.
Très souvent, les partisans de gauche du revenu inconditionnel affirment que celui-ci favoriserait la sortie du productivisme et la décroissance de l’économie. Mais si on diminuait fortement le temps de travail (certains vont jusqu’à le diviser par deux), comment pourrait-on multiplier les revenus distribués ? Tout le monde ne peut avoir plus quand on produit moins. À moins que l’illusion de l’abondance permise par la technologie ne refasse surface…
Libération ou libéralisation du travail ?
L’engouement d’une fraction non négligeable des élites économiques et politiques libérales pour le revenu de base (vraiment minimum) est suspect. Ils préfèrent instaurer un revenu d’existence plutôt que d’augmenter les salaires ou embaucher, parce que ces propositions de revenus de base permettent aux employeurs de moins payer de salaires, reportant ainsi sur la collectivité la responsabilité d’avoir à verser un revenu décent. La libéralisation dudit marché du travail ferait un pas de plus et l’instauration d’un revenu minimum pourrait même, à terme, mener à la disparition du salaire minimum et des droits qui lui sont associés.
De leur côté, les partisans de gauche du revenu de base s’inscrivent dans une perspective de sortie « volontaire » de l’emploi qui ressemble fort au « partage » néolibéral du temps de travail : plus de travail pour les uns et illusion de la liberté pour les autres, sans parler de l’incitation à renvoyer les femmes au foyer.
S’il s’agit du versement d’un chèque pour solde de tout compte, chaque individu est laissé seul face au risque maladie, au risque vieillesse, etc., qui ne pourraient de toute façon pas être couverts par 1 000 euros par mois, ce qui ouvrirait la porte à un nouveau pan de marchandisation des droits sociaux.
Le risque le plus important du revenu de base est donc d’ordre institutionnel : c’est d’entériner la fracture entre ceux qui peuvent s’insérer dans toutes les sphères de la société et ceux qui seraient exclus de l’une d’entre elles, celle du travail validé collectivement, tandis que la libéralisation du travail et de ses conditions s’aggraverait. Dans la mesure où, dans beaucoup de pays, les droits sociaux ont été fondés historiquement sur le travail, en se débarrassant du travail, le capitalisme débarrasserait du même coup des droits sociaux associés et, tant qu’à faire, «des droits civils et politiques». Au lieu d’un « revenu de liberté » ou d’une « libération » de l’obligation de travailler, n’y aurait-il pas le risque d’une libéralisation supplémentaire du travail, si la capacité de négociation des travailleurs n’était pas autant accrue que le prédisent les promoteurs du revenu de base et si l’autonomie que promettait André Gorz grâce à ce revenu n’était pas au rendez-vous ?
À ce stade, il faut s’arrêter sur la proposition de salaire à vie de Bernard Friot qu’il présente comme différente de celle du revenu universel. Il s’agit d’un projet normatif consistant à abolir les institutions capitalistes (notamment le marché du travail, la propriété lucrative et le crédit) et à les remplacer par des institutions dites salariales sur la base du modèle de la cotisation sociale. Comme Bernard Friot ne fixe pas de limite au champ de la production, toute valeur d’usage devient valeur: selon lui, le retraité, le parent d’élève, le chômeur produisent la valeur représentée par la prestation qu’ils reçoivent. Cette position fait surgir deux difficultés. D’abord, les prestations sociales formant le « salaire socialisé» sont des transferts sociaux, et non pas des revenus primaires, car le critère décisif qui distingue une activité libre (celle du retraité par exemple) productive de valeur d’usage d’une activité productive de valeur au sens économique est toujours celui de la validation sociale de cette activité qui, par définition, n’existe pas pour celle du retraité, puisqu’elle est libre de toute contrainte sociale. Ce n’est pas le versement d’un revenu qui valide une activité, c’est la décision politique antérieure de considérer celle-ci comme nécessaire, le versement du revenu en étant la conséquence postérieure. Par exemple, ce n’est pas le versement d’un salaire au professeur des écoles qui valide son travail, c’est la décision de la collectivité d’appendre à lire et écrire aux enfants, suivie de l’embauche du professeur, qui constitue la validation sociale de ce travail. De la même façon, l’attribution d’une qualification lors du dix-huitième anniversaire du jeune ne signifie pas qu’il entre automatiquement dans la catégorie des producteurs de valeur économique.
Ensuite, Bernard Friot propose d’étendre le modèle de la cotisation sociale à l’investissement, qui serait financé par une cotisation économique prélevée sur la production courante. Si l’on comprend bien la nécessité de supprimer l’usure et l’enrichissement de certains par la dette, cela ne justifie pas la suppression du crédit lui-même, qui pourrait être socialisé et obéir aux objectifs décidés par la société. Par ailleurs, le modèle politique de B. Friot court le risque d’une centralisation excessive.
L’étendue et la gravité de la crise du capitalisme obligent à remettre en cause les structures mêmes de celui-ci : l’organisation de la production, le travail, le temps de travail et la répartition des revenus dans son ensemble. un programme autrement plus vaste que celui du revenu de base, car il concerne les rapports sociaux dans leur profondeur et car le recul de la pauvreté passe au moins autant par une extension de l’accès aux services collectifs non marchands que par l’octroi d’un revenu monétaire. Mais, dans l’urgence, à partir du moment où l’on a posé le principe selon lequel tout individu a droit à des moyens matériels et culturels pour vivre, il est indiscutable que des revenus de transfert suffisants doivent être versés par la collectivité à ceux qui sont réduits au chômage ou rejetés dans la pauvreté. À cet égard, les minima sociaux versés en France sont scandaleusement insuffisants et complexes, et l’absence de réforme fiscale fait perdurer cette situation. On pourrait pourtant très bien imaginer rapidement une simplification et une amélioration de la protection sociale fondées sur une allocation garantie à tout adulte de 18 ans disposant d’un revenu inférieur à un seuil déterminé et qui remplacerait la dizaine d’allocations diverses actuelles, le tout accompagné de la garantie d’accès aux services publics non marchands. Plutôt que de supprimer les conditionna- lités des prestations comme dans le cas d’un revenu de base, il s’agit de simplifier la conditionnalité des minima sociaux. Par ailleurs, on compte en France 8,8 millions de pauvres en dessous du seuil défini à 60 % du niveau de vie médian (en 2014, ce seuil s’établit à 1 008 euros par mois). À supposer qu’on verse une allocation de 1 000 euros par mois à ces personnes-là, l’enveloppe annuelle serait de 102 milliards, soit quatre à sept fois moins qu’un revenu versé à tout le monde, du plus pauvre au plus riche. Et cela, pendant tout le temps nécessaire pour que la transformation du système productif et la réduction du temps de travail produisent leurs effets favorables à l’emploi. Cela suppose aussi que la qualité du travail, ses finalités et ses conditions soient transformées afin de le valoriser, permettant ainsi au travailleur de s’engager dans un collectif de travail.
On est donc ramené au point de départ de la discussion : le travail est un acte social, il s’exerce dans un cadre collectif et régulé, qui est le seul moyen d’atténuer le caractère contraignant qu’il représente, sans doute de manière irréductible car, au-delà de ses formes socio-historiques, il possède un caractère anthropologique. Sa réalisation encadrée de droits est sans doute la voie la meilleure en matière de progrès social, en particulier pour réduire les inégalités.