Leadership syndical et/ou leadership politique ?
Quelle analyse LFI fait-elle du combat contre les ordonnances réformant le code du travail ? Jean-Luc Mélenchon a fourni quelques éléments d’analyse dans deux notes publiées sur son blog les 16 et 22 octobre.
« Cette semaine aura été celle des hauts et des bas de l’humeur politique. Rappelons que nous sommes toujours dans la bataille à propos des ordonnances sur le code du travail. La semaine précédente avait vu le front du refus syndical s’élargir de façon spectaculaire avec l’entrée en opposition de Force Ouvrière puis le rendez-vous unitaire au siège de la CGT. Nous pensions tenir l’occasion de voir le mouvement social se reprendre en main face à l’adversaire. Le 23 septembre, dans mon discours place de la République, j’avais dit que nous demandions aux syndicats de prendre l’initiative et que nous nous placerions à leur suite. L’idée était de réduire le niveau de tension créé par les remarques acides du secrétaire général de la CGT et de celui de FO. Nous voulions aussi stopper d’un coup la grosse campagne selon laquelle nous serions en compétition pour diriger la lutte. Bref, nous avons passé la main de la conduite du combat pour faciliter son déroulement et surtout son élargissement. La suite a été bien décevante.
Car de ce leadership, que sort-il ? Fort peu. À vrai dire : rien. La réunion syndicale unitaire a convoqué une autre réunion unitaire pour « envisager une journée d’action en novembre ». Pendant ce temps les corporations, abandonnées à elles-mêmes, négocient séparément. Les plus puissantes obtiennent des résultats spectaculaires. Ainsi les routiers et les dockers. Leurs acquis confirment notre procès contre ces ordonnances. Ils obtiennent que l’accord de branche s’impose à l’accord d’entreprise ! Mais toutes les autres professions où le rapport de force est plus difficile à construire et où le niveau d’organisation n’est pas le même, restent clouées au sol. Tout semble se dessiner pour une défaite du mouvement ouvrier traditionnel. Elle sera sans précédent. La situation du droit dans l’entreprise sera ramenée des décennies en arrière. La représentation salariale amoindrie, le contrat de travail réduit à une peau de chagrin et son contenu contractuel quasi réduit aux obligations du salarié et au bon plaisir de l’employeur. En tout état de cause, le renversement de la hiérarchie des normes et l’abandon du principe de faveur sont des évènements considérables. Car le Code du travail est le cœur de l’organisation des rapports sociaux de production.
De son côté, le groupe parlementaire « La France insoumise » continue ses rencontres bilatérales en vue d’une large action commune de tout le champ impliqué dans cette lutte. Il est clair que les confédérations CGT, FO et CFDT n’en veulent pas. Pour l’instant la probabilité de la victoire de Macron par KO sur ces ordonnances augmente d’un bon cran. Et cela alors que les conditions semblaient s’être considérablement dégradées pour lui. Pour nous ce doit être un sujet de réflexion approfondie. Le « vieux monde » impuissant à vouloir et à changer quoi que ce soit, ce n’est peut-être pas qu’un thème politique. Les directions des corps intermédiaires peuvent-elles être autre chose que des rouages à l’intérieur d’une réalité qui fonctionne comme un bloc ?
Je demande que l’on réalise la violence de ce que nous sommes en train de subir, pieds et poings liés. Et l’ampleur de la défaite qui se dessine sous nos yeux. Mieux que Reagan, plus vite que Thatcher, mieux que Blair, avec un seul texte et en quatre mois, Emmanuel macron va-t-il renverser cent ans de compromis social ? Et il ne faudrait pas en tirer des conclusions ? En tous cas après avoir tenu son poste de combat sans faiblir, « la France insoumise » ne doit se résigner d’aucune façon. »
« C’est avec cet état d’esprit que j’ai conclu la marche du 23 septembre. Toute notre équipe était consciente du piège que pouvait constituer l’opposition permanente que mettaient en scène les médias entre la France insoumise et le mouvement syndical ! J’ai donc été chargé de proposer aux syndicats de prendre la tête de la lutte en assurant d’avance que nous serions derrière eux. J’avais proposé l’idée d’une grande marche sur les Champs-Élysées. Le bilan depuis cette date n’est pas bon. Les syndicats se sont réunis pour rien, une nouvelle journée d’action a été annoncée sans concertation pour le 19 octobre et son succès a été aussi mitigé que les conditions de la convocation… J’ai dit franchement ce que j’en pensais, par écrit sur ce blog, puis oralement sur le plateau de TF1. Il ne peut être question pour nous d’agir autrement qu’a découvert. C’est notre devoir de dire ouvertement ce que nous croyons bon pour tous. Depuis la première heure du combat nous sommes irréprochables sur les bancs de l’Assemblée nationale comme dans la rue. Nous n’avons guère été encouragés et ce fut même parfois le contraire. Dans ces conditions, ce serait nous rendre suspects et incompréhensibles que de faire comme si de rien n’était.
Nous étions prêts à jeter toutes nos forces dans une bataille d’ensemble. Non seulement on ne nous a rien demandé ni proposé mais nous avons été rabroués. Ce n’est pas le plus important, même si cela compte. L’essentiel est de voir où nous avons été conduits par ceux qui revendiquaient la conduite exclusive de l’action. Nous ne sommes pas satisfaits de ce qui se passe. Et nous sommes consternés de voir cent ans de compromis social, concentrés dans le code du travail, perdus en quelques semaines d’un combat mené de façon aussi inefficace. La réplique en anglais faite à ma remarque par Jean-Claude Mailly aggrave le diagnostic. Sans rien proposer, il se sera contenté de me critiquer. Les sempiternels renvois à la charte d’Amiens du syndicalisme français en 1905 ne peuvent servir d’argument pour justifier un tel acharnement à vouloir séparer le mouvement social et le mouvement politique de masse que nous sommes. Mais s’il doit servir d’argument alors ce sera avec le sourire.
Car la charte d’Amiens proclame en effet la séparation du syndicat d’avec les « sectes socialistes » que représentait la division en cinq partis du mouvement socialiste naissant. Le motif de cette séparation était qu’il fallait « préserver l’unité de la classe ouvrière » pour qu’elle puisse faire « la grève générale révolutionnaire » ! À moins que quelqu’un soit en train de préparer une grève générale révolutionnaire, ce dont je doute, on voit que la vocation de la charte d’Amiens est un pur prétexte pour une stratégie politique d’isolement du mouvement social permettant qu’il reste sous la houlette de gens qui refusent de s’unir même pour l’essentiel.
J’ai l’impression que Philippe Martinez, secrétaire général de la CGT en vient à partager ce diagnostic. Il était ce vendredi au Passage d’Agen dans Lot-et-Garonne, au congrès de l’union départementale de la CGT du Lot-et-Garonne. Il y a publiquement regretté la division syndicale « qui pèse fortement sur la mobilisation » contre les ordonnances réformant le droit du travail tout en constatant : « Il y a encore des gens qui sont mobilisés contre la loi travail… ça ne s’est pas forcément vu dans la rue hier (jeudi) parce qu’il y a besoin aujourd’hui que l’ensemble des syndicats qui contestent les ordonnances s’unissent », et « cette division syndicale pèse fortement sur la mobilisation ». Quant à la réunion intersyndicale prévue pour le 24 octobre, le secrétaire général de la CGT espère qu’elle débouchera « sur une proposition de journée d’action qui conjugue public, privé, jeunes, moins jeunes et qu’on puisse aller vers une journée nationale interprofessionnelle unitaire ». Son point de vue est encore plus proche du notre quand il pointe du doigt la possibilité d’une convergence des colères et des luttes en déclarant : « On parle beaucoup des ordonnances mais il y a aussi la CSG pour les retraités, la sélection à l’entrée de l’université pour la jeunesse (…), la baisse de l’impôt sur la fortune qui va favoriser les plus riches. Il est temps de mettre un gros coup de semonce ». Le site France 3 local note après cela : « Interrogé sur les frictions internes à la CGT quant aux modes d’action à adopter, Philippe Martinez a répondu : « Qu’il y ait de l’impatience, c’est une très bonne chose. Moi, je veux des militants qui aient envie d’en découdre mais on ne peut pas avoir des actions où il y en a quelques-uns qui bougent et les autres qui les regardent au balcon ». Puis, sans que l’on comprenne pourquoi, il en vient à critiquer notre idée de grande marche nationale. « Le secrétaire général de la CGT confirme : « Une manifestation de 500.000 personnes c’est bien, mais ça fait du monde qui regarde. Il vaut mieux 60% d’arrêts de travail dans toutes les entreprises. Ça inquiète beaucoup plus le patronat et le gouvernement ». » Est-ce une fin de non-recevoir ? Nous allons le savoir bientôt sans doute.
Mais dans l’intervalle, il faut bien comprendre qu’au total il est impossible d’organiser une résistance de masse et collective dans de telles conditions. Impossible d’adosser une rébellion des jeunes sans aucun point d’appui dans le calendrier. Tout frémit, rien ne bout. La débandade n’est plus loin. Les fédérations syndicales des métiers les plus cruciaux pour l’économie négocient une par une le retour au principe de faveur contre l’accord de branche et celui d’entreprise. Routiers, dockers, pétroliers tirent leur épingle du jeu. Qui pourrait le leur reprocher quand rien de collectif n’est proposé ? Les métiers les plus exposés à la surexploitation et à la souffrance au travail n’auront qu’à se débrouiller entreprise par entreprise. »
LFI est fondée à remettre en cause la sacro-sainte séparation entre le champ politique et le champ social qui remonte, dans l’histoire du mouvement ouvrier et socialiste, à la fameuse charte d’Amiens adoptée lors du congrès de 1906 de la toute jeune CGT.
Ce texte a durablement marqué l’histoire, en même temps qu’il exprimait certaines lignes de force du mouvement ouvrier français. Il affirmait en effet l’autonomie du social, non pas comme champ d’expertise ou de spécialisation, mais comme se suffisant à lui-même pour mener à bien la révolution socialiste. La CGT de l’époque défendait l’idée que le syndicalisme était la seule forme d’organisation de la classe ouvrière permettant son émancipation. Les organisations politiques, alors divisées en chapelles socialistes concurrentes, se voyaient ainsi récusées comme instrument de la lutte ouvrière. Pour bien marquer sa différence, le syndicalisme adoptait un outil qui lui était propre, la gréve générale ou grève révolutionnaire. Ces deux dimensions – autonomie du syndicat et grève générale – inscrivaient la CGT dans un syndicalisme révolutionnaire.
On voit bien qu’aujourd’hui la référence des organisations syndicales à la charte d’Amiens relève plus du totémisme qu’à une véritable orientation. Se pose alors la question de la stratégie que peut suivre une organisation comme la FI. N’est-il pas temps de briser la séparation entre le social et le politique ? N’est-il pas temps de proposer aux salariés de s’organiser pour le bien commun, leurs combats rejoignant ceux d’autres secteurs de la société ?
Baptiste Giraud, « La grève générale, une invitée-surprise », Le Monde diplomatique, mercredi 1 juin 2016, p. 4-5. Télécharger l’article La grève générale, une invitée-surprise.
Lindenberg Daniel, « Le mythe de la charte d’Amiens », Mil neuf cent. Revue d’histoire intellectuelle, 2006/1 (n° 24), p. 41-55.