Les « gilets jaunes »: le populisme en actes III
La troisième journée de mobilisation nationale des « Gilets jaunes » marque une nouvelle étape dans l’approfondissement de la crise sociale provoquée par le gouvernement. Désormais toutes les conditions sont réunies pour qu’elle se transforme en crise de régime.
La tentation britannique du président Macron
La journée du 1er décembre a confirmé que le pouvoir a fait le choix d’une stratégie du rapport de force dont la répression violente est le principal levier. Tous les témoignages confirment que dans les villes où des échauffourées ont éclaté, les forces de l’ordre avaient reçu l’ordre de disperser les rassemblements, mêmes pacifiques.
Le néo-libéralisme, bien que minoritaire, cherche à passer en force, à la manière dont Margaret Thatcher avait érigé la grève des mineurs (1984-1985) en « mère des batailles » destinée à faire plier les syndicats. En France, après les échecs des syndicats (lois travail, SNCF), le pouvoir a cru que le terrain social était dégagé. Le surgissement des « gilets jaunes » l’a surpris. Les dispositifs de maintien de l’ordre mis en place samedi montrent qu’il veut éteindre l’incendie par le maximum de violence. Sur les réseaux sociaux, de nombreuses images des violences policières circulent. Elles montrent même des policiers déguisés en casseur, confortant la thèse des provocateurs et de la stratégie de la tension.
Les déclarations du ministère de l’intérieur affirmant ne pas exclure le recours à l’état d’urgence, alors qu’une grande partie de ses dispositions sont entrées dans le droit commun au nom de la lutte contre le terrorisme, confirment la tentation autoritaire d’un pouvoir dépourvu de légitimité. En politisant le mouvement des « gilets jaunes », il conforte le slogan des « gilets jaunes » : « Macron, démission ! »
L’enracinement du mouvement
Au soir du 1er décembre, un constat s’impose : rarement on aura assister à un essaimage aussi important d’un mouvement social.
La violence provoquée par l’entêtement du pouvoir n’est pas propre à Paris, riche en symboles et en minorités d’activistes. La répression aveugle s’est abattue sur les « gilets jaunes ». Des cas emblématiques comme ceux du Puy-en-Velais ou de Charleville-Mézières témoignent de la profondeur et de l’ampleur de la colère d’une population excédée par un pouvoir délégitimé.
Le site de La Montagne illustre parfaitement ce constant:
Allier
Depuis 7 heures ce samedi matin, les gilets jaunes mènent une opération péage gratuit à Bizeneuille, à la jonction de l’A714 et l’A71.
A Vichy, Gilets jaunes et militants syndicaux ont défilé conjointement dans le centre-ville, notamment rue de Paris et rue Clémenceau. Un groupe de gilets jaunes vichyssois a ensuite gagné le pont de Bellerive pour y opérer des barrages filtrants. Les barrages filtrants ont également repris à Creuzier-le-Neuf, au rond-point des Ancises, et à Lapalisse. Des barrages ont aussi été signalés à Varennes-sur-Allier. Une opération « péage ouvert » a été effectuée au niveau du péage de l’A 71, à Gannat.
Cantal
A Aurillac, une centaine de « gilets jaunes » a organisé un rassemblement depuis 10 heures ce samedi 1er décembre, sur le giratoire et au bord de la route. Les Gilets jaunes sont surtout au rond-point du magasin Géant à Aurillac. Un très léger filtrage des voitures sur les sorties et entrées.
Haute-Loire
Un imposant cortège de manifestants a traversé le centre-ville de Brioude (Haute-Loire) et son marché hebdomadaire. Cet après-midi, les ralentissements devraient se poursuivre au rond-point de la Limagne, sur la RN 102, pour le quinzième jour de mobilisation continue dans la sous-préfecture.
Au Puy-en-Velay, la situation a dégénéré devant la Préfecture où les Gilets jaunes sont parvenus à forcer les grilles. Ils ont été repoussés par les forces de l’ordre qui ont dû utiliser des bombes de type lacrymogène. Des manifestants ont été blessés.
Corrèze
Sur l’arrondissement de Brive, une cinquantaine de gilets jaunes corréziens et lotois ont participé à une opération péage gratuit sur l’A20 à Gignac (Lot) sous les klaxons satisfaits des automobilistes et des chauffeurs de poids-lourds. A Brive, au rond-point du Teinchurier, ils étaient une trentaine pour autant de policiers à les encadrer à ralentir la circulation en traversant lentement sur les passages piétons.
Puy-de-Dôme
Depuis 9 heures, les Gilets jaunes ont levé les barrières du péage de Gerzat (Puy-de-Dôme). Même opération à Riom, autour du péage de l’A89. Par « mesure de sécurité », la T2C a décidé d’interrompre le service de tous les tramways et bus à Clermont-Ferrand.
Du rond-point du Chambon au péage de Thiers Ouest, plus de 120 « gilets jaunes » étaient mobilisés. Les manifestants filtrent la circulation autour du rond-point situé à la sortie de Thiers et du péage de l’A89.
Plus grave pour le pouvoir, c’est son autorité même qui est désormais contestée. Refus d’obéissance, comme celui des pompiers de Cholet, ou gestes de fraternisation entre forces de l’ordre et « gilets jaunes », comme à Pau, sont autant de signes d’un pouvoir aux abois et du doute qui s’installe au sein même de l’institution policière.
A la recherche de « chaines d’équivalence »
Depuis samedi, il est évident que la France est au bord d’une crise de régime dont la gravité pourrait signer l’acte de décès de la Ve République. Pour aller au terme de ces processus, deux conditions sont encore nécessaires.
La première concerne les « chaines d’équivalence » définies par Lalau et Mouffe. La stratégie populiste en actes à laquelle nous assistons depuis trois semaines met en mouvement des secteurs et des revendications disparates que la publication des 42 revendications des « gilets jaunes » tentent d’unifier dans un langage commun. Dimanche matin, les représentants des « Gilets jaunes » affirment, dans une tribune, « être les porte-parole d’une colère constructive ». Ce travail d’articulation de revendications hétérogènes, toutes légitimes, doit toutefois être approfondies pour qu’émerge une volonté politique collective capable de balayer le pouvoir. Samedi, dans plusieurs villes, la convergence des cortèges syndicaux et des « gilets jaunes » vont dans ce sens. Mais il s’agit encore d’une ébauche en raison notamment de la frilosité, pour ne pas dire l’opposition, des directions syndicales.
Une seconde condition, beaucoup plus délicate, est nécessaire, celle de l’émergence d’un leader capable d’incarner symboliquement le sujet politique que constitue le mouvement des « gilets jaunes ». L’absence de références syndicale et partidaires dans le mouvement n’exprime pas une dépolitisation de la société, bien au contraire, mais signale le profond discrédit des organisations. C’est là la principale faible des « gilets jaunes » dont le pouvoir pourrait tirer parti. Le nom de Jean-Luc Mélenchon qui s’est affirmé dans la campagne électorale de 2017 en jouant sur la stratégie populiste est dans de nombreuses têtes. Faute d’un leader issu des rangs des « gilets jaunes », lui seul pourrait assurer la transformation qualitative du mouvement social hétéroclite en un véritable sujet politique. Mais pour cela, il lui faudrait surmonter deux obstacles. Le premier est la faiblesse de La France insoumise, embourbée dans des divisions liées aux enjeux électoraux à venir, conséquence de son hésitation à choisir entre la stratégie populiste et la stratégie d’hégémonie à gauche. La seconde, plus grave, est le caractère clivant de l’affirmation d’un leader qui pourrait diviser le mouvement.
Pour conclure, voici quelques passages extraits de L’histoire de la révolution de 1848 de Marie Agoult, dite Daniel Stern, publié en 1851.
« CHAPITRE VIII
Première journée.
Le temps est brumeux, le ciel chargé de nuages gris, bas et lourds, que pousse un vent d’ouest humide et froid. Pendant que le Château repose encore dans une sécurité complète, Paris s’éveille inquiet et agité. Des craintes et des espérances vagues, des soupçons plus vagues encore, s’élèvent et retombent confusément au sein de l’universelle incertitude»
Un seul sentiment distinct domine dans tous les cœurs : la colère. La bourgeoisie est irritée de voir ses intérêts compromis avec ceux du cabinet conservateur qui, par un fol entêtement, la livre à tous les hasards de l’émeute. La garde nationale surtout, humiliée depuis plusieurs années par l’oubli systématique du gouvernement, voit s’approcher avec une certaine joie l’heure où son concours va devenir indispensable ; elle se promet de le mettre à haut prix et se répand en injures contre le ministère.
Quant au peuple, ses bonnes et ses mauvaises passions bouillonnent depuis si longtemps comprimées, que leur explosion, en de pareilles conjonctures, ne peut manquer de se faire avec violence. »
Daniel Stern (Marie Agoult), Histoire de la Révolution de 1848, A. Lacroix-Verboeckoven (Paris), 1869 (éd. originale, 1851), p. 88.
Jérôme Martin @GHS