Gilets jaunes : «Ils inventent leurs propres codes», estime un historien
Xavier Vigna, professeur d’histoire contemporaine à l’université de Nanterre, voit dans la contestation des Gilets jaunes un mouvement inédit.
Professeur d’histoire sociale contemporaine à l’université de Nanterre (Hauts-de-Seine) et chercheur au laboratoire CNRS des Institutions et dynamiques historiques de l’économie (IDHES), Xavier Vigna est spécialisé dans les mouvements ouvriers. Membre de l’Association française pour l’histoire des mondes du travail, il est l’auteur, entre autres, d’une « Histoire des ouvriers en France au XXe siècle » (édition Perrin) et de « L’Espoir et l’effroi : Luttes d’écritures et luttes de classes en France au XXe siècle » (éditions La Découverte). Il décrypte le mouvement des Gilets jaunes, qu’il qualifie, comme nombre de ses confrères, d’inédit.
Comment analysez-vous le mouvement des Gilets jaunes ?
XAVIER VIGNA. C’est avant tout un mouvement d’immense colère, une colère jusqu’alors non perçue et qui explose selon des modalités et dans des endroits inédits. Ce mouvement est encore difficile à analyser, on manque un peu d’outils pour le saisir, mais d’ores et déjà je crois pouvoir dire qu’il est en train de se passer quelque chose d’important, c’est un événement social et politique. Même si ce mouvement retombe comme un soufflé – ce qui est une possibilité — ce qu’il révèle déjà, dans les catégories sociales multiples qu’il touche – retraités, ouvriers, employés, intérimaires, chômeurs, petits patrons, fonctionnaires – est nouveau.
Pourtant, lorsqu’Emmanuel Macron emploie le terme de « classes laborieuses » et que le ministre de l’Intérieur Castaner utilise celui d’éléments « séditieux » d’ultra-droite, ils emploient des expressions appartenant au passé. Pourquoi selon vous ?En ce qui concerne Emmanuel Macron, j’aurais tendance à dire que ce sont des éléments de langage, comme s’il voulait s’éloigner de l’étiquette de « Président des riches » que certains lui ont donné. Mais l’historien que je suis entend surtout le « Classes laborieuses, classes dangereuses », titre d’un livre très connu de l’historien Louis Chevalier, dans lequel il explique que le petit peuple parisien dans la première partie du XIXe siècle est un monde violent et redoutable… On pourrait presque dire que c’est l’inconscient du président Macron qui s’exprime ici et montre que ce mouvement est pour lui un danger. Quant aux propos de Christophe Castaner, il pointe février 1934 et les ligues d’extrême droite, c’est une manière de décrédibiliser des adversaires, de dire « moi ou le chaos ». Les deux sont complémentaires et tentent d’utiliser l’Histoire : l’un invente un complot d’extrême droite, l’autre veut se réconcilier avec les classes populaires. Il n’est pas sûr que ça marche.
Même si les réponses à ce mouvement varient d’un bout de l’échiquier politique à l’autre, tout le monde dit comprendre le mouvement. Est-ce que cela confère aux Gilets jaunes une légitimité ?
Oui, il y a le sentiment qu’on est arrivé au bout de quelque chose. La mobilisation s’est faite autour du prix du carburant et de la vie chère. On peut faire un parallèle avec le coût du blé au XVIIe siècle, lorsque le peuple a estimé que son prix devenait scandaleusement élevé. L’essence est aujourd’hui un bien de première nécessité pour travailler et vivre dans de nombreuses régions et face à son augmentation, on somme le pouvoir d’en faire baisser le prix. On réclame un « juste prix » du carburant, qui débouche sur une juste répartition des impôts (d’où les mots d’ordre sur le rétablissement de l’ISF) et un juste prix du travail. Car évidemment, nombreux sont ceux qui ont déjà expérimenté à leurs frais la baisse du coût du travail. Le mouvement des Gilets jaunes relève de l’économie morale et non de l’économie politique. Les manifestants réclament une autre règle, qui n’a aucun sens pour les économistes. C’est l’historien britannique Thompson qui a parfaitement analysé cela avec le concept « d’économie morale de la foule ».
Les Gilets jaunes se disent non syndiqués et non politisés, ce qui sonne comme un désaveu des institutions. Assiste-t-on à une nouvelle manière de faire de la politique ?
C’est certain. Les blocages sont certes illégaux, mais ils se réclament d’une justice supérieure. On voit bien qu’il y a un processus de politisation qui s’opère, sur des modes singuliers. La nature des actions revendicatives a changé. On est passé en une semaine de blocages au sein de la population à des blocages pour rendre péages et parkings gratuits. C’est une manière stratégique de rendre le mouvement populaire, d’éviter les divisions. Les Gilets jaunes ne se trompent pas d’adversaires, l’actualité les a en plus servis : on a assisté à ce carambolage, si j’ose dire, avec l’arrestation d’un des plus grands patrons français, Carlos Ghosn, à qui il est reproché une importante fraude fiscale.
On a vu sur les points d’action – et avant que le mouvement se dote de représentants – des pancartes « Macron démission ». Qu’en pensez-vous ?
Cela a été très bien expliqué par l’historien Ernest Labrousse dans ce qu’il a nommé « l’imputation au politique ». C’est le fait qu’un mouvement, dans un contexte de crise, et spécialement de crise de subsistances, somme le pouvoir d’intervenir. Et si celui-ci reste sourd, il est alors directement mis en cause.
Est-ce que la présence massive des femmes dans ce mouvement et la répartition sur le territoire des multiples points d’action – plus de 2000 samedi 17 et encore plus de 1 600 samedi 24 – sont des signes de nouveautés ?
Incontestablement. Et cela peut être interprété comme des signes de réelle détermination. L’égal engagement des femmes montre, peut-être pour la première fois, que le monde du travail dans son entier est aussi un monde féminin. Elles rendent visibles qu’elles sont présentes partout, dans les secteurs de la logistique, dans les services, dans les usines, etc. Quant aux centaines de points d’action – plus d’une quinzaine par département tout de même – ils ont bien plus de sens que le comptage global des manifestants par le ministère de l’Intérieur qui peut être sujet à caution. Ils démontrent une rupture avec les manifestations traditionnelles dans la capitale ou devant les préfectures. Les Gilets jaunes n’ont pas les mêmes codes, ils inventent les leurs, ils agissent sur leur territoire, cela montre une forme de détermination et de revendication de ce qu’ils sont.
Comment interprétez-vous les diverses réactions syndicales, la CFDT réclame un sommet multipartite, FO une généralisation de la prime Transport et la CGT une augmentation du smic ?
Les syndicats tentent de prendre le train en marche. On assiste à quelques grèves ici ou là. Mais la manière dont ils parlent du mouvement montre une sorte d’extériorité, comme s’il y avait une absence d’empathie de la part des cadres syndicaux, alors qu’on sait que sur le terrain certains militants ont rejoint le mouvement. Les syndicats en tant qu’appareil appartiennent-ils au monde d’en haut ? C’est la question qu’on peut se poser et c’est problématique.
Une telle rupture a-t-elle déjà existé dans le passé ?
D’une certaine manière en 68, ça avait déjà tangué pour les syndicats, mais pas à ce point-là. Les organisations syndicales étaient quand même dans le mouvement et l’impulsaient. Là, elles apparaissent hors jeu, c’est un peu comme si la catégorie de « mouvement ouvrier » traditionnel, avec les relais de partis politiques et de syndicats était caduque.
Que peut-il se produire maintenant ?
Il y a l’hypothèse que ce mouvement s’essouffle vite ou pourrisse autour d’une pseudo-concertation. Il y a aussi l’hypothèse qu’il gagne en ampleur – on entend parfois « on peut tenir jusqu’à Noël et plus s’il le faut ». Si c’était le cas, on peut imaginer, à la vue de ce qui est en train de se passer, qu’il aille vers une forme progressiste et non vers un aspect réactionnaire. Cela accompagnerait le fameux mot de « populisme » que l’on voit resurgir, en le dotant non de l’aspect « poujadiste », mais d’une connotation signant le retour d’un peuple qui refuse les injustices et exige plus d’égalité.
Le Parisien, 26 novembre 2018