Les « gilets jaunes »: le populisme en actes II
Sandrine, 48 ans, ancienne assistante commerciale aujourd’hui en invalidité: « En face de nous on a un mur, personne ne nous écoute. Et j’entends des ministres dire qu’on serait là parce que Le Pen l’a dit ? C’est n’importe quoi ! On n’a pas besoin des partis politiques pour savoir ce qu’on a à faire. Il suffit de regarder notre compte bancaire et on sait ce qui nous reste le 15 du mois ! » Christine, assistante dentaire: « On va nous donner des aides ? Mais c’est pas des aides qu’on veut, c’est juste vivre dignement de notre salaire. » (Le Monde, 24 novembre 2018).Au terme de la seconde journée de mobilisation des Gilets jaunes, une question nous vient à l’esprit: toutes les mobilisations sociales se valent-elles ? Y en aurait-il de bonnes et d’autres mauvaises ? A lire un certain nombre de représentants patentés des organisations de gauche, partis et syndicats, mais aussi à entendre les réactions des simples gens de gauche, on en vient à se poser cette question. Car pour nombre d’entre eux, relayés par quelques « intellectuels » égarés, l’affaire est entendu: les Gilets jaunes ne sont pas fréquentables. Les confédérations syndicales se tiennent peureusement à distance, consentant déjà à leur propre suicide que le pouvoir libéral prépare. Certains partis de gauche font la fine bouche. Le « peuple » ne pourrait donc pas s’auto-désigner comme tel, il serait cet éternel mineur sous la tutelle de ceux qui savent. A cet égard, on ne peut qu’être estomaqué par certaines prises de position.
Roger Martelli, éminent ancien membre du Parti communiste, ce-devant marxiste et penseur de la revue Regards, livre dans une tribune parue dans Le Monde, un portrait sidérant du « peuple », qu’il se garde bien de définir, masse informée, mue par des émotions dangereuses, dénué de toute pensée politique. Emporté lui-même par sa détestation croissante et compulsive de la France insoumise, montant en chaire pour l’occasion, il offre à son lecteur un sermon digne des plus grands prédicateurs dans lequel le fétichisme des symboles tiennent lieu d’arguments. Pris d’un sentimentalisme affligeant, il exhorte son lecteur de rejoindre « la gauche historique, celle que tant et tant ont aimée », bref de la vraie gauche, héritière d’un passé glorieux. Il est vrai que du passé, M. Martelli n’évoque que le Front populaire, totem usé par toutes les récupérations. Mais du passé récent, celui dont il est responsable avec d’autres, celui-là même qui explique le profond « dégagisme » qui agite la société, il n’en sera pas question. Les errements idéologiques et politiques des anciens partis de gauche comme des syndicats depuis les années 1980 n’entrent pas dans les raisonnements moraux de M. Martelli. Il s’en exonère à bon compte pour pouvoir poursuivre sur le petit chemin de campagne que lui et ses amis empruntent depuis des lustres.
Comme au bon vieux temps du stalinisme, M. Martelli décrit le « peuple » comme une masse informe qui s’ébroue parfois et qu’il faut sans cesse diriger et guider pour qu’il ne tombe pas dans ses comportements ataviques: le ressentiment, la haine, la violence. Le « peuple » autonome serait ainsi toujours d’extrême-droite. On se pince à retrouver une approche du peuple, au pire, digne de Gustave Le Bon Gustave (Psychologie des foules, 1895), et au mieux des libéraux comme Benjamin Constant ou Alexis de Tocqueville. Le « peuple » n’est ni un totem ni un repoussoir parce qu’il n’existe pas, ou plutôt qu’il se réinvente constamment au rythme de sa politisation. Car le peuple n’est pas cette simple matière qui réagirait presque de manière pavlovienne aux injonctions des dominants, ni non plus une matière qui s’éveillerait à la conscience par la généreuse action de la gauche. Il est traversé et travaillé par des idées, des indignations, des expériences, des échecs qui se sédiment, se transmettent, s’annulent, se combattent, s’équilibrent et parfois entrent en irruption. Lorsqu’il se met en mouvement, il se construit comme sujet politique et s’assigne toujours d’être un « peuple » souverain.
Dans les temps actuels, alors que les modèles de la sociale-démocratie et du communisme sont morts, d’aucuns, souvent à la France insoumise, se tournent vers des grilles de lecture, comme celles proposées par le populisme de Laclau et Mouffe, plus enthousiasmantes et pertinentes pour penser l’action politique. Le marxisme n’en est pas mort pour autant, bien au contraire. Il en sort riche de son articulation avec d’autres courants de pensée. Contrairement à ce que suggère M. Martelli, la place des militants de la France insoumise est bien d’être au coté des Gilets jaunes. Ils y seront.
Jérôme Martin @GHS