Chantal Mouffe : « Mélenchon ne veut pas de régime autoritaire, mais mettre fin au régime oligarchique »
Dans une tribune parue dans « Le Monde », la philosophe belge, inspiratrice du candidat de La France insoumise, défend son projet.
TRIBUNE. L’irruption de JeanLuc Mélenchon à la troisième place dans plusieurs sondages a déclenché une campagne des défenseurs du statu quo, qui essaient de le faire passer pour un,« révolutionnaire communiste ». Après l’avoir longtemps dédaigné, une partie de la presse s’efforce maintenant de décrédibiliser son programme, présenté comme « le délirant projet du Chavez français ».
Défendre la démocratie exigerait donc de conjurer le péril populiste sous toutes ses formes. Or, si la démocratie est aujourd’hui en danger, c’est précisément à cause de la post-politique. C’est elle qui a conduit à la situation « post-démocratique » qui règne dans la plupart des pays occidentaux. Les idéaux de souveraineté populaire et d’une plus grande égalité ont disparu et les élections n’offrent plus aux citoyens la possibilité de choisir entre des projets politiques différents.
Comme le proclamait un des slogans du mouvement des « indignés » en Espagne : « Nous avons un vote, mais nous n’avons pas de voix. » Ce qui s’exprime à travers le « moment populiste » qui caractérise la conjoncture actuelle, c’est le rejet de la post-démocratie. Il faut y lire la revendication pour une véritable participation aux décisions politiques.
Volonté collective
Certes, cette revendication peut prendre de nombreuses formes selon la façon dont est construit le « peuple », le « nous » qui réclame une voix. C’est là que se situe la différence entre le « populisme de droite », qui est de type autoritaire et veut restreindre la démocratie aux nationaux, et le « populisme de gauche », qui souhaite l’étendre et la radicaliser. Si le populisme de droite a jusqu’ici obtenu de meilleurs résultats, c’est parce que la gauche est restée longtemps prisonnière d’une vision consensuelle de la politique et d’une méconnaissance du rôle crucial des affects dans la constitution des identités politiques.
La force d’un mouvement comme La France insoumise est justement d’avoir rompu avec une telle vision et de proposer une perspective capable de créer une volonté collective, un « nous » qui cristallise des affects communs et les mobilisent dans la direction d’un approfondissement de la démocratie. Car c’est bien là l’objectif de Jean-Luc Mélenchon : fédérer le peuple, créer une volonté collective autour d’un projet de révolution citoyenne, afin de rédiger une nouvelle Constitution qui ouvre davantage le débat et facilite l’expression de la souveraineté populaire.
Contrairement à ce que prétendent ses adversaires, il ne s’agit pas de détruire les fondements de l’ordre démocratique et d’instaurer un régime autoritaire, mais bien de mettre fin au régime oligarchique qui est le produit de l’hégémonie néolibérale. Nous avons en effet assisté à une véritable oligarchisation de nos sociétés au cours des trente dernières années, sous la pression du capitalisme financier.
« Peuple » contre les « élites »
Cette oligarchisation s’est manifestée d’un côté par l’émergence d’un petit groupe de super-riches et de l’autre par une profonde détérioration des conditions de vie des classes populaires et la paupérisation et précarisation croissantes d’une grande partie des classes moyennes. C’est cette nouvelle forme de polarisation qui explique le succès en Europe de mouvements qui construisent la frontière politique nous/eux à la manière populiste : ceux d’en bas contre ceux d’en haut, le « peuple » contre les « élites ».
Ce type de politique populiste s’était jusqu’ici davantage manifesté dans des pays qui, comme ceux d’Amérique du Sud, étaient profondément oligarchiques. Des mouvements nationaux-populaires s’y étaient formés afin d’inclure les classes populaires dans les institutions représentatives.
La situation est différente en Europe où, grâce à la social-démocratie, cette inclusion avait été faite en partie. Mais l’hégémonie néolibérale a provoqué une régression et on a pu dire que nos sociétés étaient en train de se « latino-américaniser ». C’est la raison pour laquelle le populisme est aujourd’hui ici aussi à l’ordre du jour. L’intérêt de Jean-Luc Mélenchon pour les expériences latino-américaines provient de sa conviction qu’elles peuvent nous aider à comprendre le défi auquel nous sommes confrontés.
Une volonté collective
Bien évidemment, il ne s’agit pas d’appliquer ces modèles chez nous, comme on le lui reproche souvent, mais d’y trouver une source d’inspiration pour questionner certaines de nos certitudes, notamment celle portant sur la façon dont il faut concevoir la confrontation droite/gauche. S’il n’est pas question dans les conditions spécifiques de l’histoire européenne de l’abandonner, il importe de reconnaître qu’il n’est plus possible de continuer à la construire dans les termes habituels, comme confrontation entre des groupes sociologiques définis par leurs intérêts économiques. Avec l’oligarchisation de nos sociétés, la frontière nous/eux qui est constitutive de la politique doit être envisagée d’une manière qui tienne compte de la variété et de l’hétérogénéité des demandes démocratiques.
L’enjeu du populisme de gauche est de parvenir à les articuler dans la construction d’une volonté collective. Construire un peuple qui fédère les demandes des classes populaires et des classes moyennes précarisées avec toute une série de revendications liées à d’autres formes de domination comme celles dénoncées par les féministes, les militants antiracisme et une diversité de minorités, voilà en quoi consiste sa tâche. Son objectif, c’est de mettre fin à la domination du système oligarchique, non au travers d’« une révolution » qui détruirait les institutions républicaines, mais grâce à ce que le philosophe italien Antonio Gramsci (1891-1937) appelle « une guerre de position », qui conduise à une profonde transformation des rapports de force existants et à l’établissement d’une nouvelle hégémonie en vue de récupérer l’idéal démocratique et de le radicaliser.
En fait, ce qui est en jeu dans le projet de « révolution citoyenne » de Jean-Luc Mélenchon et de La France insoumise, c’est une refondation de la politique de gauche dans une perspective qui se distingue à la fois de la social-démocratie et de la gauche de la gauche. Loin d’être un avatar de l’extrême gauche, c’est une perspective qu’on pourrait qualifier de « réformisme radical » qui s’inscrit dans l’horizon de la grande tradition démocratique. Il est assez ironique qu’un tel projet soit souvent accusé d’être antipluraliste par ses détracteurs, comme si ce n’étaient pas eux qui, en niant la possibilité d’une alternative au néolibéralisme, refusent d’accepter le pluralisme. Ce sont eux qui mettent en danger la démocratie.
Chantal Mouffe, professeure de théorie politique à l’université de Westminster (Londres).
LE MONDE | 15.04.2017 à 16h09 • Mis à jour le 16.04.2017 à 10h02