En finir avec le vieux monde syndical
Allons-nous revivre dans la mobilisation contre les réformes éducatives du gouvernement l’échec des mobilisations et les mêmes errements syndicaux que nous avons vécu contre la loi travail 2016 et contre les ordonnances Macron 2017 ?
Il est encore trop tôt pour répondre à cette question mais, à l’aube d’une nouvelle bataille décisive, elle doit être posée.
On se souvient que Jean-Luc Mélenchon avait critiqué la manière dont les confédérations avaient mené le combat. Elles s’étaient réfugiées alors derrière le mythe de la charte d’Amiens pour rejeter la proposition de la FI d’une manifestation nationale syndicale et politique.
Les choses semblent néanmoins mieux parties aujourd’hui. A l’issue du meeting du 20 janvier organisé par l’ASES et réunissant de nombreux syndicats et associations professionnelles (CGT-FERC, FNEC FP-FO, FSU, SGL, Solidaires étudiant-e-s, SUD Education, UNEF, UNL, UNL-SD, ASES, FCPE, SLU), un appel a été lancé et une coordination nationale de l’enseignement supérieure et secondaire mise en place une semaine plus tard.
Une large intersyndicale, maintenant organisée en coordination, a donc appelé à une mobilisation nationale le 1er février, les AG des lycées et universités se déterminent actuellement sur le vote de la grève.
Cependant la Coordination nationale de l’Éducation ne réunit pas encore l’ensemble des organisations syndicales ou professionnelles. Certaines sont restées en marge, développant leurs propres agendas et revendications. Elle s’affirment ainsi comme la “pure expression d’intérêts sectoriels à un moment donné”, plutôt que de se transformer en “point nodal dans la constitution d’un peuple” (Laclau).
Deux stratégies semblent donc se dessiner qui peuvent être analysées dans le cadre conceptuel du populisme, inspirateur de la campagne de la FI et théorisé par Laclau :
- mobiliser le secondaire contre la réforme du lycée c’est-à-dire un segment social étroit. Ce positionnement revient à se replier sur un champ de syndicalisation au prix d’un isolement.
-
construire un large front de mobilisation du lycée au supérieur en portant la revendication sur ParcoursSup et la réforme du bac, autrement dit “fédérer” les inquiétudes et les contestations de l’ensemble des milieux sociaux concernés. Ce début de mobilisation pourrait ainsi être un moment de “fédération” du peuple.
En espérant que les directions syndicales et l’ensemble des organisations professionnelles reviennent à la raison du peuple qui est celle de nombreux camarades qui y sont syndiqués ou adhérents, nous citerons pour conclure un extrait de La raison populiste d’Ernesto Laclau qui théorise le nouveau chemin que ces directions syndicales devraient ouvrir pour suivre au risque d’être emportées par la vague « dégagiste » qu’on souhaite voir se relever en ce début d’année 2018.
« Imaginons un quartier en proie à la violence raciale, et où les seules forces locales capables d’organiser une offensive antiraciste sont les syndicats. Au sens strict, les syndicats n’ont pas pour fonction de combattre le racisme mais de mener des négociations sur les salaires et d’autres questions du même genre. Cependant, si la campagne antiraciste est prise en charge par les syndicats, c’est parce qu’il y a une relation de contiguïté entre les deux questions dans le même quartier, une relation de déplacement entre questions, acteurs, etc., c’est ce qu’on appelle en rhétorique une métonymie. Supposons ensuite que ce lien entre les luttes antiracistes et syndicales continue pendant un certain temps : les gens commenceront alors à avoir le sentiment qu’il existe un lien naturel entre les deux types de combats. Donc, la relation de contiguïté commencera à se transformer en une relation d’analogie, la métonymie en métaphore. Ce déplacement rhétorique implique trois changements principaux. Le premier, c’est que malgré le particularisme différentiel des deux types initiaux de combat et de demandes, une certaine homogénéité équivalencielle entre eux est en train d’être créée. Le deuxième, c’est que la nature des syndicats change au cours de ce processus : ils cessent d’être la pure expression d’intérêts sectoriels à un moment donné, et deviennent plutôt – si se développent diverses articulations équivalencielles – un point nodal dans la constitution d’un peuple (pour reprendre la distinction gramscienne : de classe « corporative » qu’ils étaient, ils deviennent une classe « hégémonique »). Troisièmement, le mot « syndicat » devient le nom d’une singularité, au sens défini ci-dessus : il ne désigne plus une universalité abstraite, dont l’essence serait répétée, au-delà des variations accidentelles, dans tous les contextes historiques, et devient le nom d’un acteur social concret, dont la seule essence est l’articulation spécifique d’éléments hétérogènes qui, à travers ce nom, cristallisent en une volonté collective unifiée. Une autre manière de dire la même chose est qu’il n’y a pas d’élément social dont le sens ne soit surdéterminé. Résultat : ce sens ne peut être conceptuellement appréhendé, si par « conceptuel » nous entendons un signifié qui éliminerait entièrement l’opacité du processus signifiant. Cela démontre une nouvelle fois que les mécanismes rhétoriques, comme je l’ai affirmé dès le début de ce livre, constitue l’anatomie du monde social.
Une dernière dimension, essentielle, doit cependant être ajoutée à nos analyses. Toute notre approche du populisme tourne, comme nous l’avons vue autour des thèses suivantes : 1) l’émergence du « peuple » exige le passage – via des équivalences – de demandes isolées hétérogènes à une demande « globale » qui implique la formation de frontières politiques et la construction discursive du pouvoir comme force antagonique ; 2) mais puisque ce passage ne résulte pas d’une simple analyse des demandes hétérogènes elles-mêmes – il n’y a pas de transition logique, dialectique ou sémiotique d’un niveau à l’autre -, quelque chose de qualitativement nouveau doit intervenir. C’est pourquoi la nomination peut avoir l’effet rétroactif que j’ai décrit. Ce moment qualitativement différencié et irréductible est ce que j’ai appelé l' »investissement radical ». Mais nous n’avons pas encore exploré les implications de cette notion de l’investissement. Les différentes opérations signifiantes auxquelles je me suis référé jusqu’ici peuvent expliquer les formes de cet investissement, mais dans la force qu’est l’investissement. Il est évident, cependant, que si une entité devient l’objet d’un investissement – comme c’est le cas dans l’état amoureux ou dans la haine – l’investissement est nécessairement de l’ordre de l’affect. »
Ernesto Laclau, La raison populiste, Le Seuil, 2008, p. 132-133.
@GHS